Les Ombres d’une Lettre Oubliée
Un voyageur perdu, aux lèvres sans murmures,
Foulait les pavés froids d’une cité défunte,
Où les murs éventrés sanglotaient leurs blessures.
Le crépuscule ardent, tel un linceul de braise,
Enveloppait les tours, spectres démantelés,
Et sur les frontons morts, où jadis l’orgueil règne,
Les lierres torturés grimpaient, échevelés.
Son regard, lac profond où nageait la détresse,
Sondait l’horizon vide aux confins insondés :
Pas un chant, pas un cri, rien que le vent qui presse
Les lambeaux du passé dans les chemins bardés.
Soudain, entre les pierres qu’un hasard divin trousse,
Brilla l’éclat furtif d’un parchemin froissé :
Une lettre scellée par un ruban de mousse,
Dormait depuis vingt ans dans un secret glacé.
D’une main frémissante, il défit le mystère,
Et les mots, prisonniers de l’encre aux pleurs fanés,
Jaillirent en torrents de douleur et de pierre,
Comme un sanglot captif dans les siècles damnés.
*« À toi, mon frère absent, que la guerre exile,
Je tends ces mots tremblants vers l’enfer des lointains.
La cité n’est plus qu’un rêve qui profile
Des ombres sur les murs de nos bonheurs éteints.
Souviens-toi des matins où l’aube, vierge et tendre,
Déposait sur nos toits ses baisers de vermeil,
Quand le marché riait, et que l’on pouvait entendre
Les enfants courir comme un essaim de soleils.
Maintenant, le canon gronde en nos nuits fiévreuses,
Les rues ne savent plus que hurler sous le fer ;
Les maisons, éventrées, pleurent leurs chairs creuseuses,
Et la mort danse, avide, en son ballet d’hiver.
Maman… ah, frère, écoute ! Hier, près de la source,
Son cœur s’est arrêté de battre, lentement.
Un éclat d’obus l’a frôlée dans sa course…
Elle souriait encore en retenant son sang.
Je l’ai couchée, pâle, au jardin des glycines,
Sous le banc de granit où tu lisais tes vers.
Les pétales tombés, comme des larmes fines,
Ont voilé son visage empreint de l’univers.
Moi, je reste. J’attends. Mais chaque aube est plus sombre.
Les vivants sont partis ; les morts hantent les puits.
Je n’écris plus ces mots pour conjurer l’ombre,
Mais pour que tu saches… et que tu continues.
Si jamais tu reviens, cherche sous la dernière
Marche de l’escalier qui menait à nos chambres :
J’y ai caché l’anneau d’or de notre père,
Et le livre de contes qui berçait nos décembre.
Adieu. Je tends l’oreille aux pas de la folie…
Le toit tremble. On entend gronder le noir torrent.
Je ferme les yeux, frère, et je pense à la vie…
À nos rires perdus dans le vent. Toujours. À présent. »*
Le voyageur, statue érodée par les âges,
Sentit le temps s’ouvrir en un gouffre béant.
Les mots dansaient, fantômes échappés des pages,
Et la nuit engloutit son âme en gémissant.
Il courut, ivre d’horreur, vers les décombres grises,
Grava l’escalier mort, ses degrés effacés,
Fouilla la poussière aveugle et les brisures,
Jusqu’à ce que ses doigts heurtent un froid passé.
L’anneau luisaient, témoin des noces évanouies,
Le livre, aux coins mangés par les vers du regret,
Exhalait un parfum de menthe et de vieillie,
Comme un adieu fané que le destin forgait.
Alors, dans le silence où grondait l’indicible,
Il s’assit sur la pierre où sa mère expira,
Et serrant contre lui ces reliques sensibles,
Fixant l’aube naissante aux cieux qui se miraient,
Il comprit que la guerre, hydre aux mille visages,
Avait tout dévoré : l’amour, le songe, le pain.
Il ne restait que lui, écho sans héritage,
Et cette lettre, ultime anneau d’un chaînon vain.
Le vent se tut. Les murs, en un soupir ultime,
Croulèrent en poussière au seuil de l’infini.
Le voyageur, debout, perdu dans son abîme,
Vit la ville s’éteindre… et ne jamais finir.
Et depuis, dit la lune aux veilleurs solitaires,
Une ombre erre, le soir, parmi les noirs débris,
Portant contre son cœur des mots morts sous les terres,
Et cherchant dans la nuit les visages oblitérés.
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