Le Naufragé des Cités Englouties
Un homme aux yeux d’algues erre en silence,
Ses mains érodées par les colères salines
Cherchent en vain l’empreinte des absents.La ville gît en croix sous la lune malade,
Ses clochers mutilés mordant la nuit liquide,
Chaque pierre soupire un nom qu’elle délaisse,
Chaque vitrail brisé saigne un chant ancien.
Trois fois les saisons ont rongé son attente
Depuis que l’horizon vola son dernier mât,
Trois fois les corbeaux de brume et d’écume
Ont tissé son linceul de râles et de sel.
«Ô tours qui dansiez quand vibraient les coquilles,
Murmurez-moi l’adieu des places enflammées,
Où sont les rires clairs, les promesses ancrées
Dans le port aux cent voiles que j’aimais tant ?»
Le vent répond par un gémissement d’ambre,
Soulevant les lambeaux de son uniforme vert,
Dans les venelles mortes traîne un parfum d’ambre gris
Mêlé au sang des roses que la mer étouffa.
Il gravit l’escalier des récifs taciturnes
Où jadis ruisselait le vin des conquérants,
Sous ses pas vacillants grondent les caves vides
Où moisissent les casques et les vieux serments.
Soudain – lueur fragile au front des ténèbres –
Une étoile frêle perce le linceul des nues,
Son doigt de diamant désigne l’infini
Et dans ses rayons tremble un visage perdu.
«Toi qui brillais lorsque sombraient les caravelles,
Écoute ! Je suis l’ombre errant entre deux mondes,
Le dernier grain de sable en ton sablier pâle,
L’écho décoloré des clairons triomphants.»
L’astre incline sa flamme en un geste tendre,
Caresse les décombres et le cœur meurtri,
«Marin aux cheveux blancs comme l’écume amère,
Vois comme ton royaume n’est plus que souvenirs.»
Il s’agenouille alors dans les gravats sublimes
Où dort un enfantin collier de coquillages,
Pressant contre son sein cette ultime relique
Qui scelle en ses doigts bleus l’adieu sans retour.
«Je reconnais ta voix, ô compagne des veilles,
Celle qui m’enlaçait aux heures de tempête,
Ton souffle était ma voile et ton rire mon phare,
Qu’as-tu fait de nos rêves sous les cendres du temps ?»
L’étoile lentement fond en larmes d’argent,
Inondant les remparts d’une pâle tendresse,
«Regarde : chaque flot emporte un peu de nous,
La mer est une avide et lente déesse.»
Il se lève, dressant sa stature de proue,
Fixe l’abîme noir où dansent les épaves,
«Puisqu’il faut disparaître en ce théâtre vide,
Que mon chant soit le cri des amours engloutis !»
Un râle de corail monte des profondeurs,
La ville tout entière exhale un long sanglot,
Les murs croulants s’émeuvent en un dernier sursaut
Et l’algue en deuil se tord autour de ses pieds nus.
«Prends-moi, vaste océan qui dévores les âges,
Fais de mes os disjoints les perles de tes grottes,
Mais qu’un refrain obstiné dans les conques mortes
Chante éternellement ce qui ne mourra point !»
L’étoile maintenant n’est plus qu’un souffle tiède,
Le marin sent frémir l’heure inexorable,
Il tend vers le zénith ses paumes hallucinées
Où scintille un instant l’âme de toute chose.
Soudain – ô cruauté des métamorphoses ! –
Ses cheveux se changent en brume vagabonde,
Ses yeux d’ambre pâli en fontaines salées,
Sa chair en écume légère et sa voix en vent.
La mer indifférente achève son ouvrage,
Les tours en s’effaçant pleurent des stalactites,
Sur les dalles désertes où dans l’aube naissante
Seul persiste un collier de coquillages gris.
Et chaque nuit depuis, quand la lune est blessante,
On entend sous les flots une plainte profonde
Qui mêle aux chants des morts la douceur d’un prénom
Que seuls les récifs savent encore épeler.