Le Nautonnier des Ombres Éternelles
Un marin échoué, les yeux brûlés de sel,
Errait depuis des lunes en habit de désastre,
Son navire englouti par l’abîme cruel.
Les cieux avaient jeté son cœur à l’amer piège,
Ses mains, nues et tremblantes, étreignaient l’horizon,
Quand soudain, surgissant d’un brouillard de sortilège,
Une forêt de houx noirs lui tendit sa prison.
« Ô toi que l’océan rejette à son rivage,
Viens peupler nos silence où gémissent les morts ! »
Murmuraient les sapins en leur sinistre langage,
Leur écorce suintant des larmes de remords.
Le vent, porteur de noms que le temps effacera,
Tordait les branches en des gestes de suppliques,
Et chaque pas du marin sur la mousse opaque
Réveillait un écho de douleurs chroniques.
Il marcha, l’âme en proie aux chimères lointaines,
Cherchant en vain les traits d’un visage perdu :
Celui qui jadis, au seuil des vagues hautaines,
Lui fit don d’un adieu sous le ciel étoilé.
« Jeanne… », soupira-t-il, tandis qu’un chêne antique
Exhalait en réponse un sanglot étouffé,
Et dans l’ombre dansait, spectrale et romantique,
La silhouette d’un amour enseveli.
Les racines, telles des serpents aux écailles bleues,
Se lovaient autour de ses chevilles lassées,
Et les feuilles en chœur, telles des voix de sirènes,
Chantaient l’oubli divin des destinées glacées.
« Fuis ! » criait un ruisseau dont l’eau pleurait le temps,
« Fuis ces bois où s’enroule un passé qui dévore ! »
Mais l’homme, ivre d’espoir et de souvenirs blancs,
Croyait saisir enfin la clé des jours d’aurore.
Trois nuits durant, il suivit d’étranges lueurs,
Phosphènes mensongers nés des profonds mystères,
Tandis que se tissait, entre les lianes sures,
L’illusion d’un port au lointain éphémère.
« Vois ! Ces mâts dressés là, ces voiles de lin clair…
C’est ton île, ton havre aux pierres familières ! »
Hurlait la forêt en ses rires de tonnerre,
Tandis que sous ses pieds s’effritait la matière.
Au matin du quatrième automne, il aperçut
Un cottage aux volets clos, mangé par les ronces,
Où vibrait, assourdi, le refrain d’un luth
Que jouait une enfant sous les tulles des branches.
« Père… », dit la voix d’or qui perça le brouillard,
Et l’homme, foudroyé, reconnut sa démence :
Ce jardin n’était plus que l’écrin d’un regard
Fané depuis vingt hivers dans son absence.
Il courut, déchirant sa chair aux ronces noires,
Mais la maison fuyait en nuée de corbeaux,
Laissant choir à ses pieds, parmi les branches moires,
Un ruban défait par les neiges du tombeau.
« Non ! Le destin n’aura pas ce dernier mot ! »
Rugit-il en brandissant son couteau de rouille,
Quand soudain, les troncs vieux se mirent à trembler,
Et l’horreur éternelle ouvrit ses yeux de souille.
La terre se fendit en un rire titanesque,
Engloutissant l’espoir, le remords, le tourment,
Et le marin sentit son sang tourner au fresque,
Ses membres s’enliser dans le ciment dormant.
« Tu seras le gardien des regrets sans visage,
Le geôlier des amours que le temps a trahis »,
Siffla le vent glacé en sculptant son image
Dans l’écorce qui prit forme de corps fini.
Et maintenant, lorsque vient la lune des naufrages,
On entend sous les hêtres un pas lent et lourd,
Un homme-arbre qui traîne un fardeau de naufragé,
Murmurant des prénoms que plus nul ne connaît.
Ses branches sont chargées de larmes cristallines,
Ses racines boivent la mer et les sanglots,
Et les loups à minuit, écoutant ses doctrines,
Hurlent avec lui l’exil qui mord les flots.
Ainsi périt Ulysse aux rives du mensonge,
N’ayant pour Pénélope qu’un fantôme de bois,
Son cœur battant toujours au rythme des songes,
Mais son corps n’étant plus que l’ombre de soi.
La forêt, satisfaite, étire ses racines,
Car chaque exilé vient nourrir sa noirceur,
Et le temps, ce vieux sage aux mains assassines,
Rit de voir les humains défier la douceur.
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