Le Jardin des Soupirs Éternels
Où les rosiers anciens étreignent les balustres,
Un homme au front brûlant, courbé sous les doublures
D’un manteau dévoré par l’obsession des roses,
Peint l’écho d’un visage absent de tous les marbres.Son pinceau, mendiant les lueurs de l’aurore,
Tisse en vain des couleurs que le monde ignore :
Là, sous les orangers aux parfums de mystère,
Il cherche à capturer l’indicible chimère
Qui hante ses nuits d’encre et ses jours sans flambeau.Un matin, le Destin — ce joueur de cynique —
Glissa parmi les lys une ombre magnétique :
Une robe d’argent frôla les lierres morts,
Et le jardin muet, ébranlé jusqu’au corps,
Vit trembler ses miroirs aux fontaines spectrales.
Elle venait, dit-on, d’un lignage de brume,
Ses yeux deux lacs d’opale où se noyaient les rumeurs,
Ses pas un contrechant aux symphonies terrestres.
L’artiste, à son approche, effaça vingt palettes
De rougeur et de honte, égaré dans son sang.
« Pourquoi peignez-vous seul ces murs qui n’écoutent pas ? »
Sa voix était un vent de l’aube sur les glaces.
Il murmura, baissant ses paupières lassées :
« Je parle à qui ne vient… Mes toiles sont des phrases
Que le temps déchiffre en les réduisant en cendres. »
Elle prit un pétale échappé de ses tresses,
Le posa sur une feuille où dansait un satyre :
« Les jardins savent lire ce que l’homme martyr écrit.
Voyez ces lilas lourds : ce sont des mots sans cris,
Ces jets d’eau, des refrains que la nuit recompose. »
Dès lors, ils s’enivrèrent d’un dialogue d’astres,
Lui déroulant ses rêves en fresques éphémères,
Elle offrant en écho des silences dorés
Où se devinaient mille édens déchirés.
Le jardin écoutait, complice et funéraire.
Mais le ciel eut horreur de ces instants volés.
Un soir, des pas de fer brisèrent les charmilles :
On parla de devoir, de sang, d’or, de bastilles,
Et la dame au regard de lunes et de fièvres
Fut promise au drapeau d’un général sépulcre.
L’artiste, dans un rire amer taillé dans l’âme,
Grava sur chaque arbre le nom qui le consomme,
Tandis qu’au fond des puits, les nymphes en exil
Chantaient en écho sourd : « L’amour n’est qu’un fil
Que les Parques coupent dès qu’il touche aux étoiles. »
La veille des adieux, sous un ciel de braises mortes,
Elle vint, drapée d’ombre et de perles sublimes.
« Prenez ceci, dit-elle en tendant un écrin :
C’est le souffle captif des regrets enfantins…
Gardez-le près de vous quand viendront les hirondelles. »
L’écrin cachait un cœur en verre et en bruine,
Où palpitaient des mots que nul ne pourrait dire.
Il le serra contre sa poitrine en délire,
Et quand il releva son regard, la marquise
N’était déjà plus qu’un reflet dans les cytises.
Les mois passèrent, lourds de neige et de rature.
Le peintre, chaque aube, repeignait son supplice :
Des mains jointes au bord d’un étang de délice,
Un collier de regards brisés en plein vol,
Et toujours, en arrière-plan, ce jardin fou
Qui grimpait vers le ciel comme une mer statique.
Un jour, un messager, couvert de cicatrices,
Lui tendit un pli cacheté de noirceur :
« Elle est morte en lisant vos lettres au miroir…
Le poison choisit ceux qui ne peuvent choisir. »
Sous la lune qui saigne au fronton des persiennes,
L’homme prit ses pinceaux, son cœur de verre vide,
Et marcha vers le bassin où jadis, humide,
Leurs ombres s’étaient crues des amants éternels.
Il versa dans les eaux le poison résiduel,
Mêla l’encre au venin, traça sur l’onde pâle
Un dernier portrait fait de ténèbres et d’ailes,
Puis, buvant le calice où nageait leur histoire,
Il s’allongea dans les narcisses noirs pour voir
Une dernière fois son visage lui sourire.
Au matin, les jardiniers trouvèrent deux spectres :
L’un de plomb et de cendre, étouffé sous les roses,
L’autre de brume fine, aux lèvres demi-closes,
Qui semblait murmurer aux statues stupéfaites :
« L’amour n’est qu’un jardin où l’on meurt en secret. »
Maintenant, quand la lune argente les buis tristes,
Quand les jets d’eau pleurent en strophes tourmentées,
On dit qu’un couple erre, main dans l’ombre enchantée,
Peignant sur les parvis des fresques de adieux,
Et que le jardin garde, en ses plis pluvieux,
L’écho d’un baiser qui ne fut jamais donné.