Le Chevalier des Flots Défunts
Un chevalier d’acier, égaré par le vent,
Contemple l’océan dont l’haleine violente
Déchire les remparts du crépuscule mouvant.
Son armure, autrefois brillante comme un glaive,
Porte les stigmates des combats dévorés ;
Le sel a rongé l’or, et la rouille soulève
Les larmes du métal par les ans altéré.Il murmure un nom doux que les rafales happent,
Celui d’une ombre absente aux regards éperdus,
D’un visage enfoui sous les cendres des nappes
Où la mémoire erre en un jardin perdu.
« Ô toi qui dors là-bas, sous les marbres funèbres,
Entends-tu la clameur des flots impérieux ?
Je viens, cœur épuisé, affronter les ténèbres,
Pour ravir à la Mort son décret odieux. »
La mer, telle une bête aux crocs d’écume blanche,
Se cabre sous les coups des éclairs déchirants ;
Les rochers, spectres noirs, dansent une bacchanale,
Et le ciel, en lambeaux, pleure des pleurs ardents.
Le chevalier se signe, étreint sa lame austère,
Puis s’élance, insensé, vers les gouffres béants :
« Qu’importe le péril si je sauve la terre
Où repose à jamais ton souffle évanoui ! »
Soudain, une voix trouble, issue des abîmes,
Monte, vibrante et sourde, à travers les typhons :
« Insensé ! Crois-tu donc que ton bras magnanime
Triomphera du sort qui scella tes affronts ?
Rien ne fléchit ma loi, pas même le courage :
Le sang que tu répands ne lavera tes vœux.
Retourne à tes déserts, fugace paysage,
Et laisse les trépassés dormir parmi les feux ! »
Mais lui, sourd à l’avertissement des vagues prophétiques,
Plonge dans l’aquilon qui mord ses étriers ;
Les sirènes, au loin, clament leurs cantiques
Pour charmer le guerrier vers les noirs sentiers.
« Je ne crains ni vos chants, ni vos griffes d’azur,
Ô démons des récifs aux sourires perfides !
Mon amour est plus fort que vos pièges impurs :
Je franchirai l’enfer pour rejoindre mon guide. »
Et tandis qu’il combat les lames meurtrières,
Une lueur surgit, pâle et tremblant miroir,
Forme d’une apparition en robe de lumière
Qui flotte au-dessus des crêtes du désespoir.
« Cesse, noble insensé, ta quête vaine et sombre !
Mon âme est un lys clos au jardin du passé.
Ne sacrifie pas ta vie à cette ombre :
L’amour vrai survit même aux adieux glacés. »
« Non ! Je ne peux laisser ton essence éphémère
Se dissoudre au néant des éternités sourdes !
Si les dieux me repoussent, je défierai la terre,
Et braverai Cerbère en ses grottes immondes.
Que les flots soient ma tombe ou le seuil de ta grâce,
J’irai, dussé-je choir sous leur joug écrasant.
Mon sang, mes pleurs, mes cris ne sont que vaines chasses :
Ton souffle est l’unique astre à mon ciel languissant. »
Alors, dans un hurlement de vague et de rafale,
Le navire des cieux se déchire en deux fronts ;
Le chevalier, saisi par une force brutale,
Est englouti sans gloire au ventre des plafonds.
Son cri reste suspendu, perle dans la tempête,
Tandis que son armure, ultime sarcophage,
Descend, lente stèle aux reflets de défaite,
Sceller son serment fou au livre des présages.
Sur la rive, au matin, quand l’onde apaisée
Rend au sable les débris d’un rêve englouti,
Une femme en deuil, spectre de rosée,
Murmure un nom que les flots ont enseveli.
« Pourquoi as-tu choisi l’abîme pour royaume ?
Notre amour était pur, fragile et éclatant…
Maintenant, je suis l’ombre, et tu n’es plus qu’un chaume
Que la mer moissonne en son étreinte de vent. »
Et chaque nuit, dit-on, quand la lune argente
Les caps où son destin sombra dans les douleurs,
On entend résonner une plainte sanglotante :
Deux âmes enlacées, prisonnières des pleurs.
L’une crie son remords, l’autre son espérance,
Tandis que les corbeaux, funèbres chanteurs,
Gravent dans les rochers cette éternelle romance :
L’histoire d’un amour plus fort que les malheurs.
Ainsi périt le preux, martyr de sa tendresse,
Noyé dans l’infini de son propre tourment.
La mer garde son cœur, cristal de détresse,
Et le vent répétera son nom éperdument.
Les siècles passeront, effaçant son supplice,
Mais l’écho de son choix, sublime et ténébreux,
Rappellera toujours que le plus grand sacrifice
Naît d’un amour transi, trop vaste pour les dieux.