Le Chevalier des ombres perdues
Un cavalier d’airain franchit l’or des collines,
Son armure rougie par les soleils lointains
Porte en ses entrelacs les pleurs de vingt automnes.
Le village oublié dort sous les cieux éteints,
Ses toits de chaume usés par les bises marines,
Un ruisseau sans reflet y chante un nom ancien
Que l’écho des ravins répète en sourdeline.
Il reconnaît la pierre où s’accroche son âme :
Le puits aux trois narcisses où buvaient les dryades,
La forge aux murs croulants qu’habitaient les cyclades,
Et le chemin de terre où saignait sa infante.
« Ô murs silencieux, témoins de mes balbutes !
Rendez-moi les parfums des aubépines blanches,
Le rire argentin des matines sous les branches,
Les pas de l’innocence au verger qui s’effrite… »
Mais les portes murées en leur deuil sépulcral
Gardent les clés rouillées des printemps envolés,
Les volets clos sont sourds aux sanglots étouffés
Qui montent du lacis des souvenirs ancestraux.
Un vieux chien famélique, ombre parmi les ombres,
Vient flairer sans effroi l’étranger au heaume noir,
Dans ses yeux vitreux danse un reflet de miroir
Où se tord un enfant couronné de concombres.
« Urien ! » murmure-t-il d’une voix déchirée,
Car il voit dans la bête errante et sans maître
Le compagnon joyeux des chasses de naguère,
Qui bondissait dans l’herbe en agitant sa crête.
Mais la bête recule, hérissant son poil gris,
Et fuit vers les débris d’une ferme en ruine
Où pendent, sous un linteau rongé de vermine,
Les lambeaux d’un berceau que rongeaient les souris.
Le chevalier descend de sa monture lasse,
Ses pas font crisser les graviers du passé,
Chaque pierre éveille un fantôme dansé
Dans le bal macabré que le temps sur lui passe.
Voici le pré natal où filait sa nourrice,
L’arbre aux fruits défendus qu’il gravit mainte fois,
La mare où nageaient les cygnes d’autrefois
Désormais croupissante et pleine de malice.
Soudain, une voix frêle enrobe le silence :
« Qui trouble le repos des morts et des absents ? »
Une aïeule se dresse, effeuillant le présent,
Ses doigts tremblants tissant une laine d’absence.
« Je suis Gweltaz le preux, fils de Riwalen le fort,
Celui qui partit jeune au son des olifants,
Cherchant par les combats et les sanglots du vent
À laver le déshonneur d’un antique tort. »
La vieille aux yeux d’ophtèse incline son visage :
« Les noms sont morts ici avec les feuilles sèches,
Nous n’avons plus besoin d’épées ni de revanches,
Le temps a dévoré jusqu’au dernier hommage. »
Elle montre du doigt une stèle brisée
Où gît, sous le lichen et les runes effacées,
L’effigie d’un guerrier dont la main droite altière
Serre un lys fané contre un cœur de granitère.
« Vois ton père dormir dans l’oubli des vivants,
Ton frère le fauconnier repose sous l’aire,
Ta mère s’est éteinte en tissant la bannière
Qui devait accueillir ton retour triomphant. »
Le chevalier s’effondre au pied de la statue,
Son casque heurtant le sol réveille un son funèbre,
La rouille a dévoré les plis de sa tenue funèbre,
Et ses larmes s’en vont creuser leur propre puits.
« Ô mère, pardonne à ton fils parjure et tendre !
J’ai couru les combats pour mériter tes bras,
Mais chaque victoire m’éloignait de tes pas,
Chaque gloire obtenue empirait ma cendre. »
La nuit tombe, apportant son manteau de brumes froides,
L’aïeule disparaît dans les plis du brouillard,
Laissant le fils prodigue aux prises avec l’art
Cruel de ressusciter les cendres les plus froides.
Il erre parmi les décombres familiers,
Cherchant en vain l’écho des rires évaporés,
Les jeux dans les foins chauds, les secrets murmurés,
Les promesses d’aurore aux ciels familiers.
Soudain, il aperçoit au fond d’une masure
La lueur vacillante d’une chandelle basse,
Comme un phare minuscule au seuil de l’espérance
Qui guide les noyés vers les ports de fortune.
C’est là que demeurait Enora la fidèle,
Servante aux mains d’argent qui l’avait élevé,
Dont les contes berçaient ses nuits d’enfant troublé
Et les chansons apaisaient ses colères rebelles.
D’un geste hésitant, il frappe à la porte basse,
L’huis gémit en s’ouvrant sur un spectacle amer :
Un grabat sans draps, un foyer sans lumière,
Et sur un tabouret, une quenouille casse.
Dans un coin de la pièce où rampe la poussière,
Une forme se soulève avec un cri rauque :
« Qui ose importuner la dernière des mortes ? »
La voix est celle d’un spectre plus que d’une mère.
« Enora ! C’est ton fils par les vents rapporté ! »
La femme aux cheveux blancs se dresse, tremblotante,
Ses yeux noyés cherchent dans la pénombre ardente
La silhouette perdue de sa réalité.
« Gweltaz ? Non, c’est impossible… Les loups mentent,
Mon enfant est parti peupler les anciens contes,
Son nom est gravé sur la chair des menhirs
Et son souffle anime les tempêtes naissantes. »
Le chevalier s’agenouille, ôtant son heaume austère,
Offrant à la lumière son visage meurtri :
« Vois ces cicatrices où ton amour fleurit,
Ces rides tracées par l’absence et la terreur. »
Un long silence étreint les deux êtres fantômes,
Puis la vieille main ride effleure la blessure :
« Tu ressembles à l’homme qui hante mes nuits dures,
Mais mon enfant avait des yeux pleins de royaumes. »
Elle tend vers la table un geste machinal
Où pourrit un gâteau de miel et de fougère,
Gardé trente hivers pour l’enfant de lumière
Dont le retour promis fit vivre le fanal.
Le guerrier mord dans l’offrande putréfiée,
Mêlant aux saveurs mortes le sel de ses pleurs vifs :
« Merci d’avoir gardé cet amour inouï,
D’avoir cru contre tout au serment des fées. »
Mais déjà le jour naît, rongeur implacable,
Détachant un à un les fils de la magie,
Enora se dissout dans l’aube ennemie,
Son dernier sourire empreint d’un regret sable.
Seul face au village qui s’éveille et l’ignore,
Le chevalier comprend l’ultime vérité :
On ne boit pas deux fois l’eau de la même source,
Le passé n’est qu’un leurre où saigne la mémoire.
Il regagne son destrier à pas de spectre,
Traversant les lieux saints de son adolescence,
Chaque pierre lui crie sa propre inexistence,
Chaque mur reflétant un étranger ancré.
Sous le pont de bois où jadis il pêchait
Des rêves argentés dans les eaux de l’enfance,
Il dépose son glaive et sa lance qui danse,
Puis descend lentement dans le lit desséché.
Là, couché parmi les cailloux et les épaves,
Il fixe le ciel vide où tournent les corbeaux,
Et dans un dernier souffle chargé de mots nouveaux,
Rend à la terre morte les clés de ses raves.
Le vent disperse au loin l’armure dévêtue,
Les villageurs viendront, curieux et craintifs,
Trouver ce corps sans nom aux traits indistincts,
Qui sourit en dormant à des printemps perdues.
Et depuis, quand la lune argente les ravines,
On dit qu’un chant d’acier erre entre les ruines,
Cherchant en vain les murs de son premier matin,
Pleurant l’éden fragile où naissent les épines.
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