Le Violon de l’Adieu sur le Pont des Larmes
Un homme frêle, en haillons de velours,
Égrène au vent des notes de guenilles
Que la bourrasque étire en longs soupirs sourds.
Son violon boit la pluie et les brumes,
Archet maudit grattant un ciel de suie,
Chaque accord naît des larmes qui s’accumulent
Dans le creux des nuages en exil.
Il se nommait Ophélien, ce ménestrel
Dont les doigts fins sculptaient l’âme des anges,
Mais un hiver vola son chant de cristal
Quand le destin brisa ses ailes étranges.
Depuis ce jour, son cœur n’est qu’un suaire
Où se love le spectre d’un serment :
Sur ce pont noir, chaque nuit l’aiguille austère
De l’horloge lunaire scande son tourment.
Un soir d’averse où le crépuscule agonise,
Une ombre frêle émergea du brouillard :
Robes de deuil collant aux hanches grises,
Cheveux d’ébène buvant les éclairs blafards.
« Musicien, dit-elle d’une voix de source,
Jouez pour moi l’hymne des pas perdus…
Mon fiancé m’attend au bout de la course,
Mais j’ai peur des chemins qui se sont dévêtus. »
Il obéit, les cordes en sanglots
Tissèrent un linceul de mélopée amère,
Et la nuit vit deux solitudes en sanglots
S’unir dans le choral des âmes éphémères.
Quand l’aube grise mordit l’horizon vide,
Elle partit sans laisser que ce vœu :
« Revenez demain, ô prince des hybrides,
J’apporterai l’espoir qui manque à votre feu. »
Sept lunes durant, sous l’averse éternelle,
Il sculptha des matins en notes suspendues,
Chaque archetée un appel qui se rebelle
Contre l’oubli des promesses fondues.
Le huitième soir, un rire clair tomba
Des nues : « Cher illusionniste des cœurs,
Votre musique a guéri mes nuits fiévreuses –
Demain, je viendrai m’unir à vos douleurs. »
Mais quand l’aurore aux doigts de plomb se leva,
Un carrosse noir traversa le pont désert.
Par la vitre close, une main pâle agita
Un mouchoir taché de sang et d’hiver.
Ophélien comprit sans comprendre encore
Que le destin jouait son finale en mineur :
Son violon hurla jusqu’à ce que l’aurore
Déchire le linceul des amants en pâmoison.
Les jours suivants, il sculpta des sonates
Avec les clous de ses propres cercueils,
Appelant en vain celle que les squelettes
Du passé retenaient dans leur linceul.
Un matin, le fleuve rendit son présage :
Un écrin de cuir rongé par les flots
Contenant un portrait mangé de rage
Et ces mots : « Pardonnez-moi… Je ne peux plus. »
Alors le musicien, tel Orphée insensé,
Se jeta dans le fleuve aux reflets de caveau,
Cherchant dans les remous la forme aimancée
Qui dansait avec les algues en silence.
Quand on repêcha son corps violoné,
Ses doigts glacés serraient contre son flanc
Une médaille rouillée à l’effigie fanée
D’une inconnue qu’on nommait Élodie.
Maintenant, quand décembre mord le pont de pierre,
On entend parfois, sous les cris de la Seine,
Un duo de sanglots mêlés de prières
Qui répètent en chœur la complainte humaine.
L’amour y pleure son éternel adagio :
Deux âmes sœurs que le monde sépare,
Unis à jamais dans ce requiem pâle
Où vivent les promesses mortes sous les averses.
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