Le Pont des Adieux sous la Pluie Éternelle
Autour du fleuve où glissait un soupir de brume,
Quand l’homme en uniforme éventré par la guerre,
S’arrêta sur le pont que la pluie accumule.
Ses yeux, deux lacs de cendre où nageait l’infini,
Cherchaient dans les brouillards une ombre à reconnaître :
« Est-ce toi qui m’appelles à travers les années,
Toi dont le nom se fond au bruit de la rapière ? »
***
Les pavés luisaient froids sous les larmes du ciel,
Chaque goutte sculptait un regret dans la pierre.
Il avançait, courbé sous le sac du remords,
Portant comme un drapeau son cœur en poussière.
Soudain, dans la buée où dansait un halo,
Une forme émergea, tissée de souvenirs :
Robe d’un bleu fané par les automnes mornes,
Cheveux défaits mêlés aux parfums de troènes.
***
« Ô toi que j’ai laissée au seuil de l’aurore,
Les balles ont-elles volé ton rire au vent ?
Ton visage m’est brume où se noie l’aurore… »
La silhouette tendit une main de vivant :
« Regarde : notre banc, nos mots gravés dans l’if,
Nos nuits où s’égaraient les astres en chemise…
Viens, l’oubli nous attend derrière le brouillard. »
Mais il vit à son cou luire un collier de brises.
***
Le soldat sut alors — les morts parlent si bas —
Que l’amour survivait au-delà des morsures.
Elle était le mirage échappé des combats,
Le chant que les obus n’avaient pu rendre injure.
« Pourquoi m’offrir ce rêve où s’effiloche l’âme ?
Ma place est sous la terre où germent les fusils… »
Elle pleura sans pleurs : « L’éternité réclame
Celui dont les regards ont sauvé mon exil. »
***
Un éclair déchira la nue en deux royaumes :
D’un côté, les lilas du jardin d’autrefois,
De l’autre, le champ noir où gisaient les fantômes.
Il comprit que le pont était le seuil étroit
Où se jouait son choix — ultime sentinelle —
Entre le songe aimant et le devoir de cendre.
« Prends ma main, nous fuirons vers la nuit solennelle ! »
Mais il vit l’horizon en flammes se répandre.
***
Au loin, un village brûlait dans sa mémoire :
Les cris d’un nouveau-né sous les décombres lourds,
Une mère agrippée aux branches du désespoir…
« Si je te suis, qui sauvera leurs derniers jours ?
Je ne suis qu’un débris rougi par les batailles,
Mais tant qu’un souffle lutte au fond de mes poumons,
Je dois être le roc qui brise les mitrailles,
Le pont entre l’enfer et les douces chansons. »
***
Elle sourit, sachant ce que coûte la flamme :
« Ton courage est un lys trempé de sang vermeil.
Mais vois : si tu reprends le chemin des alarmes,
Mon essence à jamais se dissout au soleil. »
Un silence tomba, lourd de toutes les guerres,
Tandis que s’effaçait son corps de chrysalide.
Il ferma les paupières, embrassant le mystère :
« Que ma mort soit le socle où renaîtra ton nid. »
***
L’aube pointait ses dards quand il courut vers l’ombre,
Ramasseur de destins dans la gueule des loups.
Le pont trembla trois fois — triple coup de tonnerre —
Et soudain s’engloutit dans les flots en courroux.
On dit qu’aujourd’hui, quand la nuit devient tendre,
Deux voix mêlent leurs chants aux plaintes des roseaux :
Lui, hantant les remparts où la mitraille gronde,
Elle, offrant des lilas aux enfants des ruisseaux.
***
Mais nul ne sut jamais que sous l’onde éternelle,
Leur amour avait sculpté un palais de cristal
Où dansent à jamais, libres des lois charnelles,
Les rêves que la guerre exile dans son bal.
Seule la pluie parfois, sur les pierres anciennes,
Épelle en grelottant leur nom enseveli :
« Passant, souviens-toi : les âmes font leur veille
Dans l’entre-deux des mondes où l’espoir se noue. »
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