Le Sanglot des Couleurs Éteintes
Un village se meurt, spectre de mémoire,
Ses toits effrités, ses chemins de tort,
Gardent l’âme obscure d’un ancien espoir.
Là vit Élias, pâtre de pigments,
Dont les doigts fiévreux enfantent l’aurore,
Mais les habitants, froids comme l’argent,
Ricanent devant les soleils qu’il colore.
Un soir d’automne où les chênes saignaient,
Une ombre passa sous l’arche du puits :
Léonie, éclose au cœur des fougères,
Fille du silence et des nuits légères.
Son regard posé sur un ciel de feu,
Toile où dansaient les larmes du passé,
Elle murmura : « Je comprends ton jeu,
Ces astres blessés… Je les ai traversés. »
Le peintre, muet, offrit son pinceau,
Elle y déposa un soupir de brume.
Leurs mains sans effroi tissèrent un nœud
Plus fort que les monts, plus doux que la plume.
« Jusqu’à la mort, nos pas liés seront,
Juré sur l’éclat de l’étoile absente. »
Mais le sort guettait, vieux loup aux dents longues,
Dans l’ombre érodée de la source menteuse.
L’hiver vint mordre avec ses dents de givre,
La toux de Léonie emplit les ruelles.
Ses joues, jadis teintes des roses du livre,
Pâlissaient en cendre sous les étincelles.
« Prends ce remède aux fleurs de l’enclos,
L’étranger l’apporte en charrette noire… »
Elle refusa, serrant son réseau
De rubans fanés et de mémoires.
Élias, fouettant les chevaux du vent,
Partit en quête des herbes sacrées,
Celles que la lune au printemps levant
Berce de secrets pour les désespérés.
Trois lunes passèrent. Quand il revint,
Les cloches pleuraient en robes de deuil.
Le lit de chêne où son amour s’étreint
Ne gardait plus qu’une mèche d’écueil.
On lui tendit un pli scellé de cire :
« Si tu lis ces mots, je suis déjà loin.
Ils m’ont emportée où nul ne soupire,
Mais notre serment est un feu sans foin.
Chaque trait que tu traces est ma parole,
Chaque aube naissante, mon souffle ardent.
Peins-moi des forêts où notre âme vole,
Je serai l’écho de ton cœur vidé. »
Il bâtit alors, dans un élan rocheux,
Une chapelle au flanc de la colline,
Où chaque vitrail, sanglot lumineux,
Racontait leur histoire en pourpre et saline.
Mais un matin blême où les loups hurlaient,
Les villageois ivres de peur ancestrale
Brisèrent les verres qui les narguaient
Avec des éclats de haine totale.
Élias, debout parmi les débris,
Recueillit les morceaux de son supplice,
Les ensevelit sous un saule gris
Où Léonie aimait caresser le lichen.
Puis il s’allongea dans le lit du ruisseau,
Les bras en croix ouverts sur l’infini,
Et l’eau complice emporta son fardeau
Vers les océans où tout est fini.
Aujourd’hui, parfois, quand la brume ondule,
On entend monter des sanglots de couleurs,
Un duo perdu dans le crépuscule
Qui repeint le ciel de leur amour pleureur.