Le Naufragé du Pont aux Larmes
Un homme aux yeux d’algues scrute l’horizon vide,
Ses mains rongées de sel, son âme qui se ride,
Portent les souvenirs d’une mer souveraine.
Armand, ce nom jadis chanté par les sirènes,
N’est plus qu’un souffle errant sur les flots intimides,
Son cœur battait au rythme des courbes liquides,
Avant qu’un soir d’hiver ne brise ses antennes.
La pluie en pleurs constants noie les réverbères,
Et sous ce dais d’argent où glissent des chimères,
Une ombre féminine émerge du brouillard :
Éloïse, son front pareil aux voiles pâles,
S’avance en frôlant l’eau des canaux taciturnes,
Portant sous son manteau le poids des nuits d’hiver.
« Te souviens-tu, dit-elle, au clair de lune ancien,
Des roses que plantait ta main près des écluses ?
Leur parfum dans le vent m’enveloppait de ruses,
Et je feignais la nuit pour t’entendre venir. »
Lui, tourné vers les cris des mouettes rebelles,
Murmure un chant rauque appris aux Amériques,
Où chaque note porte un écho de fabrique
Et le goût des citrons mûris sous les tonnelles.
« Le destin nous a pris comme il prend les épaves,
Moi, lié par les lois d’un serment trop loyal,
Toi, captive d’un monde où nul amour royal
Ne peut fleurir au vent sans que l’orage achève. »
Leurs voix dansent en rond sous l’averse obstinée,
Mêlant les non-dits lourds aux aveux étouffés,
Tandis que les récits du large répétés
Cisaillent lentement leur espérance fanée.
Trois lunes ont passé depuis leur dernier pacte :
Un collier de corail égrené dans les vagues,
Promesse de retour malgré les sorts imprévus,
Scellé par un baiser plus amer que l’absinthe.
Mais les dieux marins sont jaloux des tendresses,
Ils tordent les filets et dévient les compas,
Emplissent les cerveaux de brumes et de spasmes
Jusqu’à ce que l’amour ne soit qu’une faiblesse.
Ce soir, le ciel déchire en lambeaux sa tunique,
Les vagues en furie hurlent sous les pilotis,
Le pont gémit d’angoisse à chaque coup de brise,
Et dans ce chaos sourd, leur adieu se lit en musique.
« Prends ce médaillon creux où dort une eau salée,
C’est le sang de mes nuits, la sueur de mes veilles,
Quand tu ne pourras plus distinguer mes oreilles
Du mugissement sourd des baleines en peine. »
Elle pose un gant blanc sur sa joue crevassée,
Y dépose un sourire en forme de naufrage,
Puis s’enfuit en laissant traîner son pelage
De laine où s’accroche un fragment de pensée.
L’homme reste debout, statue de marée basse,
Les pieds cloués au bois pourri des vieilles planches,
Écoutant s’éloigner le pas qui le déhanche,
Tandis que l’océan en lui monte et le tasse.
Soudain, un éclair fou déchire sa mémoire :
Il revoit le jardin où, enfants taciturnes,
Ils volaient des lilas aux fenêtres nocturnes,
Avant que ne surgisse l’implacable histoire.
Son père, capitaine aux ordres inflexibles,
Lui avait enjoint de choisir entre la terre
Et l’appel obsédant des lames solitaires –
L’exil fut sa réponse aux devoirs impossibles.
Depuis, chaque retour était un crépuscule,
Où chaque étreinte avait le goût du clandestin,
Où chaque mot disait « Je t’aime » et « À demain »,
Sans jamais que leurs corps ne s’unissent en bulle.
Maintenant que la mort lui tend ses bras de glace,
Il comprend que l’amour n’est qu’un phare trompeur,
Qui guide les damnés vers de plus noires peurs,
Et que son existence entière était une grâce.
Le vent arrache enfin ses dernières faiblesses,
Emportant vers les mers ce qui fut son essence,
Tandis qu’Éloïse, au seuil de sa démence,
Serre contre son sein les reliques promises.
Trois jours et trois nuits durant, elle attendit en vain,
Fixant l’endroit précis où s’était effacée
La silhouette chère à jamais embrassée,
Jusqu’à ce qu’on lui porte un message divin :
Dans un port lointain gît un corps sans visage,
Reconnu seulement à la chaîne de cuivre
Où scintille toujours leur rêve de vivre ensemble
En lettres effacées par les jeux du sillage.
Elle court, les cheveux en drapeaux de détresse,
Franchit les escaliers des quais indifférents,
Et trouve étendu là, parmi les goémons,
Celui dont les yeux verts lui contaient leur ivresse.
Ses doigts tremblants déplient la carte d’un royaume
Que nul navire encore n’a pu localiser :
Un archipel d’amour où pourrait s’abriter
Leur âme en exil sous un ciel plus clément.
Mais déjà les matelots, d’une voix sépulcrale,
Roulent dans un linceul ce héros méconnu,
Tandis qu’une vague en forme de poignard
Vient lécher les pavés d’une foule morose.
Sur le pont désolé que la bruine enchaîne,
Une femme aux yeux creux contemple l’eau stagnante,
Son manteau délavé flottant comme une tente,
Gardien des secrets que la mer lui ramène.
Chaque nuit, quand le port retient son souffle rude,
On entend monter des profondeurs marines
Un duo déchirant de voix cristallines
Qui mêle une prière à des adieux sans fin.
Et ceux qui passent là, le col relevé haut,
Jurent avoir vu dans les brumes d’automne
Deux spectres enlacés près des chaînes rouillées,
Dansant sur un rythme que le temps a forgé.
Mais nul ne sait comment finit la romance
De ces amants perdus aux confins du réel :
L’histoire se dissout dans le chant éternel
Des flots qui bercent l’exil et l’espérance.
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