Le Pont des Regrets Éternels
Un homme se tient, fantôme aux mains pleines d’étoiles,
Ses doigts tremblent des couleurs que le monde refusa,
Artiste maudit dont l’âme en crépuscule s’usa.
La Seine sous lui sanglote en remous opaques,
Miroir fracassé où glissent des reflets fantomatiques.
Il cherche dans l’eau noire un visage effacé,
Celui qui jadis riait avant de s’en aller.
« Ô toi qui dansis ici par les matins de cire,
Ombre où mes pinceaux buvaient l’aurore et le délire,
Reviens ! » murmure-t-il au vent vorace et sourd,
Mais la pluie coud son appel aux lèvres du faubourg.
Un rire ancien répond, cristal qui se brise,
Et dans la brume éclôt une forme indécise :
C’est Elle, son Égérie aux cheveux de sonnets,
Dont les yeux portaient l’ambre des soleils incomplets.
« Pourquoi hanter ce pont où nos rêves s’engloutissent ?
L’art est un pont de brume où les fous bâtissent,
Tu le savais », dit-elle, voix de feuille en hiver,
« Nos tableaux sont des cieux que personne ne voit luire. »
Il tend vers ce mirage un bras lourd de pigments,
Mais la pluie dissout l’être en reflets inconsistants.
« Reste ! Crie-t-il. Le temps n’est qu’un mauvais peintre
Qui salit notre histoire d’un vernis menteur ! »
L’apparition alors, d’un geste las, désigne
Les pavés où ruisselle une aquarelle de signes :
« Vois comme l’eau dévore jusqu’à ton propre nom.
Le passé n’est qu’un cadre vide tourné au nord. »
Dans ses prunelles danse un bal de souvenirs :
L’atelier où vibrait l’or des premiers désirs,
Les nuits d’encre peuplées de muses éphémères,
Et ce dernier baiser qui scella leur hiver.
« J’ai peint jusqu’à l’aube nos visages mêlés,
Mais les cieux ont jeté mes toiles au fleuve.
Ils disent que l’amour ne se capture pas,
Qu’on ne vit que l’instant où le pinceau trembla. »
Elle sourit, amère, et son corps de fumée
Se déchire soudain en lambeaux de nuées :
« Tu voulais fixer l’âme au fond d’un bleu profond,
Mais l’éternité mange ceux qui lui résistent. »
Le peintre alors s’effondre, étreignant le granit,
Ses larmes confondues au chagrin de la nuit.
Les réverbères clignent, paupières agonisantes,
Sur son cœur dépeuplé d’espérances vivantes.
Et le pont devient arche entre deux néants,
Tandis que l’eau charrie des débris de printemps :
Un ruban défait, des lettres en lambeaux,
L’esquisse d’un sourire noyé sous les flots.
Il se lève, titubant dans sa cape trempée,
Marionnette dont les fils coupent la pensée.
Sur le parapet nu, il déroule un parchemin
Où sa vie entière gît en paysages vains.
« Si je ne puis revivre l’heure où tu m’appartins,
Alors que ce pont soit mon dernier repentir. »
Le vent arrache ces mots comme on cueille un adieu,
Et dans la Seine obscurcie, il lit son vœu suprême.
Un éclair déchire alors la robe de la nuit,
Révélant sur les eaux un chemin de lupins :
Chaque fleur est un jour qu’il voudrait ressusciter,
Mais leurs pétales fondent dès qu’il tend la main.
« Même les dieux riraient de ce combat perdu,
Chuchote le courant en léchant les pilotis.
L’artiste croit pouvoir voler au temps sa proie,
Mais il n’est que poussière aimantée vers la mort. »
Ses doigts fouillent la brume où nul espoir ne tremble,
Quand soudain, un reflet différent vient lui sourire :
C’est lui, jeune, ardent, plein de feux non peints,
Qui tenait une palette aux couleurs de conquête.
« Suis-moi ! » crie ce spectre aux joues de vermillon,
« L’aurore existe encore derrière l’horizon ! »
Mais l’homme recule, hagard, sentant dans ses veines
Le givre lourd des deuils et des matins sans chaînes.
« Je ne reconnais plus celui que je fus jadis,
Ton soleil m’aveugle plus qu’il ne me guide.
Va-t’en ! Laisse-moi choir dans ce puits sans échos
Où les rêves ratés font un lit moins amer. »
Le fantôme pâlit, se dissout en fumière,
Et l’eau ne garde trace de cette ultime prière.
Le peintre maintenant fixe le gouffre noir,
Où dansent les reflets d’un banquet sans espoir.
La pluie redouble, aiguilles sur la toile du destin,
Elle coud sa silhouette au granit du chemin.
Les passants, s’il en passe, ne verront qu’une statue,
Un roc où pleurent des mousses en forme de regrets.
Quand l’aube viendra, livide et sans promesses,
Elle trouvera le pont vide de toute tendresse :
Seul traînera un châle de brume évanoui,
Et dans les roseaux morts, un vieux pinceau rougi.
La Seine continuera son chant sans consonnes,
Emportant vers l’oubli les couleurs qui saignèrent.
Et quelque part, au fond d’un atelier poussiéreux,
Un autoportrait tremble, puis se fissure en deux.
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