Le Jardin des Oublis
Ont jeté loin des ports où pleuraient ses années,
Errait depuis des mois sur l’océan sans fin,
Portant comme un fardeau l’absence et le défi.
Son navire, éventré par les colères mornes,
Avait sombré au sein des abîmes sans bornes,
Et lui, dernier témoin de cet engloutissement,
Cherchait en vain un astre à son isolement.
Un soir où le soleil, rougi par les présages,
Coulait tel un métal dans le creux des nuages,
Il vit surgir au loin, baigné de lueurs d’or,
Un jardin suspendu comme un rêve qui dort.
Les vagues, apaisées en de lentes caresses,
Murmuraient à ses pieds des promesses d’ivresse ;
Et l’île, offrant ses bras de jasmin et de thym,
Semblait dire : « Viens-t’en, naufragé du destin. »
Le cœur lourd d’espérance et les mains éperdues,
Il gravit les rochers que la brume a tressus,
Et pénétra, tremblant, sous les arceaux de roses
Où des parfums anciens flottaient en apothéoses.
Là, des fontaines d’ombre et de clarté mêlées
Chantaient un air si doux, si chargé de brisées,
Que l’homme crut entendre, au fond de son exil,
La voix d’un amour perdu qui l’appelait subtil.
« Ô toi qui as franchi les portes de l’abîme,
Approche sans trembler de ce lieu magnanime,
Lui dit une ombre en robe d’argent et de deuil,
Où chaque souvenir se dissout en écueil.
Ici, les chagrins morts revêtent des couronnes,
Et les pleurs d’autrefois perlent en chrysoprases.
Mais gare à qui s’attarde aux sortilèges verts :
Ceux qui boivent ces eaux oublient l’univers. »
Le marin, fasciné par les songes qui dansent,
N’écouta que le vent berçant sa méfiance.
Il but à longs traits l’onde aux reflets de miroir
Où dansaient des éclats de son propre savoir.
Soudain, les noms aimés, les visages fidèles,
Les rires de jadis, les adieux, les querelles,
S’effacèrent ainsi que l’écume des mers,
Emportés par le flux de l’oubli, toujours vert.
Il marcha, jour et nuit, sous les voûtes de lierre
Où les fruits de lumière exhalent leur lumière,
Cherchant en vain le seuil de ce monde trompeur
Qui changeait en délices l’amertume du cœur.
Les statues, gardiennes de ce domaine étrange,
Lui montraient du doigt des chemins sans phalange,
Et les oiseaux chanteurs, dans leur langage ancien,
Lui répétaient : « Ton nom n’est plus écrit nulle part. »
Un matin, il trouva, près d’un bassin de jade,
Un livre aux pages blanches que le temps n’efface.
Une plume y gisait, lourde de tous les mots
Que l’âme, en s’enfuyant, abandonne aux rameaux.
Il tenta de graver son histoire évanouie,
Mais l’encre se voilait, liquide et inouïe,
Et chaque lettre écrite, à peine achevée,
Fondait comme la neige au chant de la pensée.
Alors, il comprit que le jardin superbe
N’était qu’un piège tendu par l’écho des superbes,
Un palais de mirages où viennent s’enliser
Ceux qui préfèrent l’ombre à la douleur de vivre.
Les fleurs, qu’il croyait douces, étaient des mensonges,
Les fruits, d’or apparent, cachaient un suc qui plonge
L’esprit dans un néant où plus rien ne répond
Que le silence immense des mondes sans fond.
Il voulut fuir, mais les sentiers, labyrinthes,
Se dérobaient sous lui comme d’injustes craintes.
Les arbres, autrefois si chargés de bienveils,
Croisaient leurs bras noueux en de cruels sommeils.
« Reste, lui soufflaient-ils d’une voix enlacée,
Tu n’as plus de foyer, plus de terre insensée.
Ici, du moins, la mort n’est qu’un soupir léger
Qui efface les maux sans les faire songer. »
Épuisé, il s’allongea sur un lit de mousses
Où les herbes en deuil tissaient des phrases douces.
La lune, à travers les feuillages éboulis,
Dessinait sur son front les signes de l’oubli.
Ses yeux, jadis brillants comme des feux de hune,
Se voilèrent soudain sous la cendre importune,
Et son cœur, qui battait au rythme des sanglots,
Se figea dans l’étreinte éternelle des flots.
Au petit jour, le jardin, d’une grâce fatale,
Transforma son corps mort en une pure stalé :
Une statue d’argent, aux yeux de nacre froide,
Qui tendait vers la mer une main vide et roide.
Les vents y graveront, en lettres de tourment,
L’histoire de cet homme épris de firmament,
Et chaque voyageur qui viendra, par mégarde,
Boire l’eau du jardin perdra son étendard.
Ainsi règne à jamais, dans sa splendeur morose,
Ce royaume où s’en vont les mémoires closes,
Où les âmes en peine, cherchant un réconfort,
Trouvent l’éternel prix des illusions d’or.
Le marin, à présent, n’est plus qu’un nom qui sombre
Dans le grand livre blanc que feuillette l’ombre.
Et la mer, infinie, en ses roulements sourds,
Raconte aux astres morts les amours de toujours.
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