Le Dernier Chant de l’Errance
Un homme gravissait la pente aux rocs mordus,
Portant comme un fardeau les silences d’étoches,
Et le violon muet contre son cœur fendu.
Ses pas creusaient la neige en blessures profondes,
Traçant un chemin pâle où pleurait l’horizon.
Le vent, cruel sculpteur, lacérait ses guenilles,
Et dans ses yeux brûlait l’orgueil d’un feu maudit.
Il était né du gel, ce musicien sauvage,
Dont les doigts oublieux cherchaient un chant perdu.
Les montagnes, témoins de son lent naufrage,
S’effaçaient sous la nuit comme un monde exclu.
Un soir, quand les sapins geignaient sous les rafales,
Il crut voir une ombre au détour d’un ravin :
Une cabane basse, accroupie en scandale,
D’où filtrait une lueur tremblant comme un dessein.
L’ermite qui veillait là, sous les poutres basses,
N’était qu’un souffle blanc dans la pénombre éparse.
Ses mains, pareilles à des racines lasse,
Tendaient vers l’étranger un bol de tisane amère.
« Buvez, dit-elle, avant que l’hiver ne vous mange.
Vos cordes sont gelées et votre âme est en deuil. »
Sa voix avait le grésil des sources qui se plaignent,
Et dans ses yeux dormait tout un lac de recueil.
Il but. La chaleur lente emplit ses veines vides,
Tandis qu’elle, accoudée à l’âtre dévorant,
Contait comment la neige, un soir de lune humide,
Avait pris son enfant sans un cri déchirant.
« Il dort sous ces rochers où les loups font leurs rondes,
Et je reste à sculpter des anges dans le bois,
Pour qu’un jour, revenu des brumes trop profondes,
Il reconnaisse au moins l’écho de notre voix. »
Le musicien sentit ses doigts frémir d’envie :
Il prit son violon, en frotta les cordes mortes.
Un son rauque jaillit, déchira la nuit ivre,
Et soudain, la cabane entière sembla s’ouvrir.
La femme pleurait, nue dans sa douleur ancienne,
Tandis que l’instrument, ressuscité par les larmes,
Répandait une plainte aussi vieille que le temps,
Où se mêlaient l’espoir et l’adieu décharné.
Ils vécurent ainsi trente jours de fragile trêve,
Lui jouant chaque soir des mélodies d’antan,
Elle écoutant, les yeux fermés sur son rêve,
Comme si chaque note était un pas vers l’enfant.
Mais un matin, le gel mordit plus fort les vitres.
La femme ne put se lever de son lit d’étoffe.
« Approche, musicien des routes interdites,
Ma fin est ce dernier cadeau que le sort m’offre.
Prends ces anges de bois, prends ce qui reste en moi,
Et fuis avant que l’aube alourdisse tes pas.
La montagne est jalouse et dévore ses proies :
Ne sois pas l’une d’elles quand viendra mon trépas. »
Il voulut protester, mais déjà son visage
N’était plus que cendre et reflet de clarté.
Les anges gisaient froids dans leurs postures sages,
Et le vent emporta son nom jamais chanté.
Il courut, éperdu, dans la tempête avide,
Les statues serrées contre sa poitrine en feu.
La neige lui volait ses larmes et ses rides,
Et le ciel se riait de son dernier aveu.
Au sommet d’un pic où hurlaient les corneilles,
Il posa les angelots face au levant pâli,
Puis, brisant son archet sur les rocs en éveil,
Il jeta le violon dans le gouffre accompli.
Depuis, quand le blizzard tord les branches mortes,
On entend une plainte au cœur des précipices :
C’est lui qui, pour sculpter d’impossibles portes,
Joue encore de ses doigts saignants sur les parois.
Et si vous gravissez ces sentiers de détresse,
Cherchez parmi les rocs ces anges aux yeux clos :
Ils gardent dans leurs mains, figés par la rudesse,
L’éternel dialogue entre l’absence et les mots.
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