Le Chant des Ruines Oubliées
Un jeune errant, courbé sous le poids des augures,
Foule l’ombre des murs que le temps dévore.
Ses pas tracent un thrène aux pavés éventrés,
Tandis que ses doigts frêles, translucides comme l’aube,
Égrènent des mots morts sur un luth fêlé.
Il cherche, dit-on, la source où jadis les muses
Buvant l’éther des nuits, enfantèrent les astres.
Mais les puits sont taris, les lauriers calcinés,
Et le vent ne charrie que cendres de mémoire.
Son manteau, tissé de rêves et de fièvres,
S’accroche aux ronces noires, déchirant le silence.
Un soir, quand la lune glisse son masque d’argent
Sur les frontons brisés et les colonnes veuves,
Une voix éclôt soudain dans le crépuscule :
Léger contralto mêlé de clair de lune,
Chant qui danse entre les décombres, fantôme liquide,
Et guide ses pas ivres vers un palais spectral.
Là, sous les voûtes croulantes où perlent des larmes de stuc,
Une femme se tient, robe de brume et de poussière,
Ses yeux deux lampes pâles où nagent des naufrages.
« Je suis l’écho des promesses que tu portais en toi,
L’horizon que ta main voulut peindre en lettres d’or.
Viens, je t’offre les mots qui font renaître les mondes. »
Le poète, ébloui par ce mirage vivant,
Tend les bras vers l’apparition qui fond et se reforme,
Comme un feu follet jouant avec l’éternité.
Ils pactisent sans mots sous les fresques éteintes :
Elle lui donnera la lyre aux cordes de cristal,
Lui jurera son chant jusqu’au seuil de l’aurore.
Nuits folles où s’entrelacent rimes et soupirs,
Où chaque vers enfanté saigne autant qu’il illumine.
La ville morte frémit sous leurs pas dansants,
Les statues brisées ouvrent des lèvres de marbre,
Et les fontaines rouillées exhalent des chants sourds
Qui montent vers les cieux en spirales d’encens.
Mais l’aube toujours vient mordre leurs songeries.
L’apparition s’effiloche en brume légère,
Laissant le jeune homme seul avec son parchemin vide,
Où dansent des reflets de mots jamais tracés.
« Reviens ! » crie-t-il aux murs sourds et complices,
« Sans toi, ma plume n’est qu’un stylet de brume ! »
Un matin de gel blanc où les pierres gémissent,
Elle lui tend un miroir aux reflets de mélancolie :
« Regarde : ton visage n’est déjà plus qu’une ombre.
Chaque chant volé hâte la morsure du néant.
Fuis avant que nos deux souffles ne se dissolvent
Dans le grand vent vorace qui ronge les destins. »
Mais lui, ivre de gloire et de rimes futures,
Ignore l’avertissement qui tremble dans l’air froid.
« Une strophe encore, et j’arracherai au vide
Le poème parfait qui abolira la mort ! »
La femme pâlit alors, son corps diaphane
Se craquelle soudain comme un vase d’argile sec.
Trois fois le coq spectral chante aux tours écroulées,
Trois fois la lune se voile de suaire gris.
Au dernier coup de minuit, le pacte se déchire :
Le luth tombe en poussière, les murs rentrent en guerre,
Et la femme n’est plus qu’un écho sans visage
Qui se perd dans les couloirs infinis du passé.
Le poète, hagard, court sur les places mortes,
Ses mains agrippent l’air où dansaient les promesses.
Mais chaque pierre avale un fragment de son cri,
Chaque rafale emporte une syllabe morte.
Il comprend trop tard que son génie vorace
A dévoré l’illusion qui le faisait vivre.
Maintenant, quand la brume étend ses draps funèbres,
On dit qu’un spectre écrit des vers sur les tombeaux,
Cherchant éternellement la rime ultime et perdue
Qui scellerait enfin la promesse trahie.
La ville, indifférente à ce deuil sans témoin,
Continue de pourrir sous les soleils muets.
Ainsi va la légende aux lèvres des ruines :
Nul ne doit pactiser avec les songes fragiles
Sans y laisser son âme en tribut au mirage.
Le jeune homme n’est plus qu’un souffle dans les pierres,
Un sanglot suspendu entre ombre et lumière,
Et la nuit qui l’emporta garde son secret.
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