L’Exilé des Ombres
Un soldat égaré foule un rivage noir.
Son cœur, lourd de combats, cherche en vain un repos,
Tandis que l’île obscure étend son drap de soir.
Ses yeux, brûlés d’horreur et de lueurs guerrières,
Errent sur les rochers taillés en sarcophages.
Le vent mordait sa cape usée par les hivers,
Et la lune, témoin, voilait ses traits volages.
« Ô terre de silence, asile des damnés,
Accueille un fils meurtri que la gloire abandonne.
Je n’ai plus de patrie, et mes rêves sont morts
Sous les cris des canons qui déchiraient l’automne. »
Il parlait à la brume, écho sans conscience,
Quand un gémissement fendit l’air cristallin.
Une forme apparut, spectre aux cheveux d’ébène,
Drapée dans les lambeaux d’un lin pâle et saline.
Ses pas, légers autant que les plumes du songe,
Guidèrent vers lui l’ombre aux regards de braise.
« Qui donc es-tu, dit-il, fantôme ou créature ?
Pourquoi hanter ces lieux où la vie se débraise ? »
La voix de l’inconnue, en murmure de source,
Coulait comme un aveu dans la nuit sans merci :
« Je fus reine ici même, en des temps effacés,
Mais l’exil m’a liée à ce roc durci.
Mon royaume englouti dort sous les algues vertes,
Mes amants sont couchés au lit des grandes eaux.
Je pleure chaque aurore un bonheur éphémère,
Et l’écho de mes pleurs se perd dans les roseaux. »
Le soldat, étreint par cette confidence,
Sentit frémir en lui d’antiques souvenirs.
« Moi aussi, j’ai perdu ce que j’aimais sur terre :
Un foyer, un serment, l’espoir des lendemains.
La guerre m’a volé jusqu’au goût de l’aube,
Mes mains ne savent plus que porter le trépas.
Mais toi, dont la douleur semble une sœur à la mienne,
Dis-moi quel sort cruel nous rassemble ici-bas ? »
Elle tendit sa main, froide comme les marbres,
Et traça dans l’air lourd un signe de destin :
« L’île est un miroir tendu aux âmes en peine,
Elle renvoie à chacun son deuil illimité.
Tu crois fuir les enfers que ta jeunesse engendre,
Mais tu portes en toi les clés de ton cachot.
Regarde, au creux des flots, briller les faux mirages :
Chaque exil est un rêve oublié de ses propres. »
Ils marchèrent ensemble au bord des précipices,
Où l’écume mordait les pierres de chagrin.
Le soldat, chaque nuit, écoutait les légendes
De cette ombre royale prisonnière du temps.
Un lien se tissa, fragile et téméraire,
Entre l’âme en lambeaux et le cœur en lamier.
Elle lui racontait les jardins de jadis,
Lui parlait des combats où sa voix s’enrouait.
Mais un matin livide, alors que l’aube pleure,
Le soldat déclara son désir de partir :
« Je ne puis oublier ceux qui m’attendent encore,
Ma place est parmi eux, je dois les secourir. »
La reine pâlit, plus blême que les lunaisons,
Ses yeux creusèrent l’ombre où tremblait la détresse :
« Si tu franchis les flots, mon sort sera scellé,
Car ton départ brisera le peu qui me reste.
L’île exige un tribut pour libérer ses hôtes :
Un exilé doit choir pour qu’un autre s’enfuie.
Depuis que tu es ici, mes chaînes se sont lourdes,
Et je sens approcher l’instant de mon ennui. »
Il hésita, tiraillé entre deux abîmes,
Mais la voix du devoir hurla dans son esprit.
« Pardonne, ô toi qui fus ma compagne de peine,
Je ne puis rester spectre en ce monde maudit. »
Elle sourit, amer, d’un sourire qui navre,
Et posa sur son front un baiser de adieu.
« Va, soldat, suis ta loi, cours vers les faux semblants,
Moi je retournerai pleurer auprès des dieux. »
Il partit. L’île entière exhala un long râle,
Les rochers sanglotèrent leur chant de départ.
Et tandis que sa barque affrontait les colères,
La reine, sur la grève, attendit le regard.
Soudain, un cri perça la trame des nuées,
Le soldat se retourne, effaré, sans espoir :
La falaise croula, engloutissant la reine,
Et la mer but son corps comme un ultime soif.
Il comprit trop tard l’amère prophétie :
Son exil s’achevait en volant une vie.
Désormais, chaque vague, en se brisant aux rocs,
Murmure un nom qui sonne ainsi qu’un glas fatal.
Et lui, rongé d’un deuil que nul ne peut décrire,
Erre de port en port, spectre parmi les vivants.
L’île, au loin, ricane sous les cieux de brume,
Gardienne éternelle des cœurs extravagants.
Ainsi va la douleur de ceux que l’exil marque :
Leur âme reste enchaînée aux rivages perdus,
Et chaque pas vers l’ombre est un appel au vide,
Où se mêlent les pleurs des amours dévêtus.
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