L’Île aux Oubliettes
Un peintre aux doigts fiévreux, hanté par les chaos,
Franchit l’abîme amer que les sirènes cloîtrent,
Cherchant dans l’infini l’éclair qui l’aveugla.
Son nom, Éloi le Rêve, errant sur les écumes,
Portait au cœur un feu que nul vent n’éteignit :
L’enfance, hydre insondable aux souvenirs amers,
Avait lié son âme à des fantômes gris.
L’île surgit au loin, spectrale et convalescente,
Ses rocs tels des géants courbés sous les regrets,
Où jadis les rires clairs, sous la lune adolescente,
Avaient dansé sans voir l’ombre des mauvais présages.
Il aborda ce soir où le ciel se déchire,
Ses pas creusant le sable en sillons de tourment.
Les algues, chevelure éparse d’un martyre,
Murmuraient des secrets oubliés par le temps.
Une cabane obscure, au seuil des pins funèbres,
Se dressait, squelette las rongé par les flots.
Là, jadis, une enfant aux yeux couleur de fièvre
Lui tendait des bouquets de coquillages sots.
« Mère, disait sa voix de brise printanière,
Regarde comme ils brillent sous les doigts du matin ! »
Mais la foudre en son cœur, aveugle et meurtrière,
Avait scellé leur sort d’un adieu clandestin.
Le peintre, frémissant, traversa les décombres,
Saisit un jouet rouillé, témoin du temps jadis.
Un cheval de bois morne, aux crins de cendre sombre,
Gardien silencieux des pleurs ensevelis.
Soudain, l’air se fêla comme un miroir antique :
Une ombre au manteau vert, visage de lointain,
Apparut, souriant d’une douleur mystique,
Les mains pleines d’azur et de reflets éteints.
« Éloi, fils des marées et des nuits éternelles,
Tu reviens hanter l’âtre où brûlait ton effroi.
Ta palette n’est rien sans les ombres charnelles
Qui dansent dans ton sang tel un noir désarroi. »
Le peintre, pétrifié, reconnut ces lèvres pâles,
Ces yeux où se mirait l’océan dévorant :
Spectre de sa mère, morte en des rafales,
Quand le destin mauvais frappa son cœur errant.
« Pourquoi m’as-tu laissé aux griffes du naufrage ?
M’entends-tu, dans la nuit, appeler ton secours ?
Ma toile est un linceul, mon art un vain mirage…
Rends-moi tes chants d’antan, ou brise mon parcours ! »
Le fantôme, drapé dans sa douleur sublime,
Tendit vers lui des mains que la mer avait prises :
« Ton pinceau est un glaive, et ton âme l’abîme,
Cherche au fond des récifs la vérité suprême. »
Alors, tel un possédé, Éloi courut aux falaises,
Où la mer déchaînée hurlait son désespoir.
Les vagues, loups voraces, léchaient ses artères,
Et l’écume mordait ses lèvres sans espoir.
Dans une grotte obscure, aux parois de mensonges,
Il vit briller l’éclat d’un portrait délavé :
C’était elle, enfant, riant parmi les songes,
Avant que le chagrin n’ait tout dévasté.
Ses doigts tremblants tracèrent un cri sur la toile,
Mêlant l’encre des flots au sang de ses paumes.
Le vent beuglait son nom, sinistre et sans étoile,
Tandis qu’au loin grondait l’orage des royaumes.
Et soudain, le passé creva comme un ulcère :
Il revit la nuit folle où, pris dans un cyclone,
Sa mère, folle d’amour, bravant les colères,
Était partie en mer chercher son fils iconoclaste.
Lui, caché dans les rocs, avait vu le drame
Où les flots en furie l’avaient engloutie.
Depuis, son âme errait, brûlante et sans flamme,
Portant le deuil secret d’une faute impardonnée.
« C’est moi qui l’ai tuée ! » hurla-t-il à la brume,
Déchirant sa poitrine en un geste fatal.
Le ciel, noir complice, dévora ses rhumes,
Et la pluie lava l’or de son crime ancestral.
Sous l’assaut des torrents, il tomba à genoux,
Les yeux noyés de sel et de remords crus.
La mer, en un soupir, l’enlaça dans son roux,
Et l’île tout entière exhala un sanglot nu.
Au matin, seul resta, sur le sable livide,
Un cheval de bois morne et des pinceaux brisés.
Le portrait achevé, souriant et lucide,
Brûlait sous un soleil de souvenirs usés.
Depuis, quand vient l’automne et ses bises amères,
On entend dans les rocs une plainte qui erre :
C’est l’âme du peintre, liée aux algues vertes,
Qui cherche éternellement le pardon de sa mère.
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