Les Rêves Évanouis
Un vieillard cheminait, spectre des anciens âges,
Ses pas lourds de regrets foulaient les pavés froids
D’une ville en lambeaux, miroir de son effroi.
Les murs, jadis altiers, n’étaient que squelettes pâles,
Où hurlaient les échos des glorieuses rafales ;
Le temps, ce fauve obscur, avait rongé les tours,
Et l’oubli, lent venin, étouffait les amours.
Son nom était Éloi, mais les ans, en leurs courses,
Avaient creusé son front comme un lit de décombres ;
Ses yeux, deux lacs éteints où nageait le passé,
Cherchaient dans les dédales un fantôme effacé.
Il murmurait parfois le nom d’une absente,
Amélie, âme sœur que la mort avait tentée,
Ou que le sort jaloux, dans sa froide rigueur,
Avait prise au printemps pour enlacer son cœur.
Un secret l’étouffait, plus lourd que les ruines,
Un aveu demeuré dans les plis de l’antine,
Une lettre jaunie, écrin du désespoir,
Qu’il n’osa déplier aux lueurs du savoir.
Trois fois dix ans avaient fui depuis qu’en sa poitrine
Battait l’espoir fragile, une fleur argentine ;
Il voulut la cueillir, mais le destin moqueur
Lui vola le courage et lui perça le cœur.
Un soir, sous le ciel bas où rougissaient les braises,
Amélie, les cheveux couronnés de frimas,
Lui tendit un parchemin scellé de cire noire :
« Quand les tours s’écrouleront, perce donc ce mystère.
Mais garde-toi, mon âme, en ce monde mouvant,
D’en briser le secret avant le crépuscent. »
Le vent porta ces mots comme un adieu funeste,
Et l’ombre engloutit son rire céleste.
Les années ont broyé les serments éphémères,
La guerre a dévoré les pierres éphémères,
Les clochers sont tombés en des cris étouffés,
Et les rêves d’Éloi en cendres étouffés.
Pourtant, ce soir de deuil où la brume s’étale,
Il revient, pèlerin d’une mémoire pâle,
Vers la place où jadis, sous les tilleuls en fleurs,
Ils échangeaient des vœux plus doux que les malheurs.
Là, gît un coffret de bronze, vert de rouille,
Enfoui sous les gravats d’une aveugle douille ;
De ses doigts trembleurs, il écarte les débris,
Et soudain, le parchemin lui apparaît, meurtri.
La cire se dissout sous une larme amère,
Les mots, tels des serpents, s’enroulent à son âme :
« Éloi, si tu lis ceci, les tours sont tombées,
Et mon cœur, depuis longtemps, s’est fondu dans les prés.
Je t’aimais d’un amour que les mots ne disent pas,
Mais le rang, ce tyran, m’arracha de tes bras.
Mon père m’a promise à l’épée d’un comte
Dont le nom est gravé dans le marbre des comptes.
Je partis sans un cri, mais mon âme enchaînée
Te garda chaque souffle, chaque pensée née.
Si tu reçois ceci, c’est que je ne suis plus…
Va cueillir sur ma tombe les lys irrésolus. »
Le vent se tut soudain, le monde sembla pause,
Le vieillard chancela, sa main serra la cause,
Et dans ses yeux éteints, un éclair de révolte
Grondait contre les cieux, les sorts, les dieux sans faute.
« Amélie ! » cria-t-il, mais l’écho sans visage
Ne rendit qu’un soupir traversé de naufrage.
Il tomba, front contre terre, embrassant le néant,
Tandis qu’un dernier souffle achevait son serment.
La lune, spectatrice indifférente et blême,
Éclaira son corps frêle étendu sur lui-même ;
Le parchemin glissa, proie des vents libertins,
Et la ville en ruines but les pleurs du destin.
Ainsi meurt un secret dans l’heure où il s’éclaire,
Ainsi s’éteint un cœur sous le poids du mystère ;
Les rêves sont des leurres que le temps démolit,
Et l’amour n’est qu’un mot que la nuit ensevelit.
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