Le Dernier Chant d’Orphée aux Pierres Désolées
Un jeune homme égaré, que les Destins pilotaient,
Traverse en chancelant les portiques déserts
Où le lierre vorace étouffe les hivers.
Ses doigts fiévreux pressant une lyre mutilée,
Il murmure un nom pur que la brise a volé,
Tandis qu’au front meurtri luit, sinistre couronne,
L’éclair d’un mal ancien que nul remède n’atonne.
Ô temple ! Spectre blanc surgi des lacs du temps,
Tes colonnes de brume où dansent les tourments
Gardent-elles encor, sous leurs voûtes funèbres,
L’ombre du serment fait au bord des ténèbres ?
« Je reviendrai pour toi quand s’ouvrira l’écho
Des sources où naquit l’aurore de notre eau »,
Avait-il promis d’une voix trop tendre
À celle dont les pas ne foulèrent plus l’ambre.
Les cigales de pierre aux fentes des chapiteaux
Se taisent. Un frisson trouble les saints vitraux
Où des dieux oubliés, pâles mosaïques,
Laissent choir des regards de cendre et de reliques.
Soudain, comme un soupir jailli du fond des âges,
Une forme se lève où pleurent les présages :
C’est Elle. Entre deux mondes flottant sans s’unir,
Son visage n’est plus qu’un souffle à devenir.
« Ô toi qui m’as juré l’immortelle revanche,
Vois comme le destin moissonne nos fleurs blanches !
Le temps mange l’amour ainsi qu’un fruit glacé,
Et l’oubli lentement ourdit nos lits nacrés.
Pourquoi ces dix hivers sans un chant ni complice ?
Pourquoi ton cœur muet quand hurle le supplice ?
J’attendis sur la rive où les morts ont aimé…
— Ô spectre ! C’est mon sang qui scella ton armistice.
Regarde ces deux mains que le malheur transperce :
Elles tinrent trop haut la coupe de l’averse,
Et les dieux envieux, d’un rire sans merci,
Ont changé nos printemps en éternel souci.
J’ai gravi chaque soir la montagne interdite,
Cherchant dans les éclairs ta voix ensevelie,
Mais les rocs en pleurant m’ont dit ton abandon…
— Tu mens par omission, ô fragile alcyon !
L’orage avait scellé les sources de l’espoir,
Et chaque pas vers toi creusait mon désespoir.
Vois-tu ces cheveux blancs que le chagrin moissonne ?
Chacun porte le deuil d’une aube qui frissonne.
J’ai composé pour toi trois cents chants sans matin,
Trois cents cris étouffés aux marges du destin,
Mais les vents m’ont volé chaque strophe écarlate…
— Le vent ne prend que ceux dont le cœur hésite et flatte.
Tu savais les périls de l’antique parjure :
Qui défie l’infini doit lui servir de luge.
Nos cœurs battaient jadis à l’unisson des mers,
Mais tu préféras l’ombre aux bras toujours ouverts.
Maintenant, écoute bien le verdict sans appel :
Tu porteras ma voix comme un linceul de ciel,
Et nul ne verra plus, sous ta lèvre flétrie,
Que les neiges d’un chant condamné au silence. »
Le poète se dresse, ivre d’impuissance,
Saisissant l’instrument de sa vaine défense.
Sous ses doigts convulsés, les cordes de lin pur
Exhalent un accord plus triste que l’azur.
« Si mon art est maudit, que la foudre en décide !
Je jette aux vieux démons ce défi suicidaire :
Entendez cette odeur de lys et de désastre
Qui monte de mon être en buée de désastres ! »
L’aède éperonné par les fouets du blasphème
Entonne un hymne noir où se tordent les thèmes
D’amour, de trahison, de serments avortés,
Mélodie de cendre aux reflets écartés.
Soudain, le ciel se fend d’une lueur sauvage :
La lyre explose en mille éclats de présage,
Et dans chaque fragment danse un reflet damné
De ceux qui crurent un jour l’univers pardonné.
Le temple tout entier frémit comme une cendre,
Les colonnes, telles des veuves, vont se rendre
Au néant dévorant qui rongeait leurs contours.
L’amant tombe à genoux dans les gravats lourds,
Tandis que le fantôme, implacable et sublime,
Dissout parmi les plis d’un crépuscule ultime :
« Regarde : notre amour n’était que ce débris…
— Non ! C’est le dernier mot qu’arrache mon mépris ! »
Il rampe vers les restes de l’instrument mythique,
Colle ses lèvres sur une corde fantôme,
Et dans un souffle rauque où meurt la passion,
Extorque au bois mort un ultime soupir.
Mais le son qui s’élève, ô ironie amère,
N’est qu’un râle étouffé par le vent éphémère,
Un hoquet de la nuit qui déjà se replie
Sur le cadavre exsangue de la mélodie.
Alors, tel Orphée aux enfers dépecé,
Il s’affaisse, les yeux grands ouverts sur le néant,
Tandis que sur son corps les pierres émiettées
Composent lentement un linceul de trophées.
Le temple n’est plus qu’un rêve dans la brume,
Où quelque dieu moqueur, à demi endormi,
Grave au burin des ans l’épitaphe posthume :
« Ci-gît l’Espoir : il crut au pouvoir de la plume. »
Et chaque nuit, dit-on, quand la lune pâlit,
On entend résonner sous les dalles exsangues
Le cri d’une âme en peine aux portes du récit,
Qui demande en pleurant ce qu’on ne lit plus :
« Où sont les chants d’amour que le temps n’effiloche ?
Où donc s’évaporent les promesses de bouche ?
— Ils rejoignent les morts dans leur palais de sel,
Répondent en écho les abîmes du ciel.
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