Le Pont des Adieux éternels
S’avance d’un pas lourd sur le pont dépavé,
Où la pluie, en son deuil, égrène ses sanglots,
Tissant un linceul d’eau sur les fleurs du vieux flot.
Son manteau, lourd de nuit, traîne comme un reproche,
Et le temps, ce larron, a creusé chaque roche,
Effaçant les soupirs gravés dans la pierre froide
Par des amants perdus aux rives de l’Oublie.
Soudain, entre deux pleurs que le vent a semés,
Un éclat de parchemin surgit, mal scellé,
Piégé depuis vingt ans sous un pavois de mousse,
Lettre ensevelie où l’encre se refuse,
Comme un cœur qui se tait de peur de se briser,
Et que les ans n’ont pu ni luire ni faner.
D’une main tremblante, il déplie le mystère :
Les mots, tels des oiseaux, s’envolent de leur serre.
« À toi qui traverses les brumes du destin,
Si jamais ton regard lit ces lignes lointaines,
Sache qu’en ce pont noir où les adieux se nouent,
J’attendis vainement que l’aurore se joue.
Le sort, ce vieux marchand aux promesses de cendre,
Avait scellé nos vies sans pouvoir les comprendre.
Je partis avant l’heure où le jour se dévoile,
Emportant avec moi l’écho de ton étoile.
Chaque nuit, j’ai rêvé de ces matins fanés
Où nos rires montaient vers les ciels constellés,
De tes doigts dans les miens, fragiles alliances,
Des serments murmurés sous les lunes dansantes.
Mais le réel, cruel, a tranché nos racines :
Un départ imposé, des larmes orphelines…
Je t’écris cet adieu que tu ne liras point,
Car le destin se rit des vœux qu’on ne rejoint.
Si tu marches un jour sur ce pont de tristesse,
Sache que mon amour défiait la faiblesse,
Et qu’en dépit des mers, des monts et des tourments,
Mon âme a habité chacun de tes tourments.
Mais les routes du monde sont des gouffres voraces,
Et je sens à présent que s’approche la grâce
Qui m’arrachera, pâle, aux rives du désir,
Là où les souvenirs ne savent plus saisir.
Adieu, cher inconnu que mon cœur nomme encore,
Puisse le vent t’offrir les roses de l’aurore,
Et puissent les ruisseaux, en leurs chants éternels,
Te conter l’amour pur qui veille sous les cieux.
Signé : l’Ombre fidèle. » — Le voyageur chancelle,
Saisi par vingt printemps fuyant en une selle.
Il reconnaît ces traits, ces courbes du passé,
Cette encre où son propre sang s’était confessé.
La pluie, maintenant, pleure un cantique funèbre,
Tandis qu’il serre au cœur ce papier qui tient l’èbre
De celle qui, jadis, sous ce même ciel gris,
Avait mêlé son âme à ses lentes péris.
Il revoit son sourire en reflet dans l’onde,
Ses cheveux dénoués comme des liens du monde,
Et ce dernier baiser, volé au crépuscule,
Quand l’horizon avait revêtu son habit d’aïeul.
« Ô toi qui m’as aimé d’une flamme insensée,
Pourquoi le sort a-t-il ourdi tant de pensées ?
Nous étions ces deux rives qu’un pont unit en vain,
Condamnés à subir l’éternel lendemain. »
Sa voix se perd dans l’ombre où gronde la rivière,
Tandis que les remords, tels des chiens de bruyère,
Dévorent ses regrets et rongent son espoir,
Transformant chaque mot en poison du savoir.
Il s’agenouille alors, brisé par la tempête,
Collant la lettre morte contre sa joue en fête
De larmes qui ne peuvent laver tant de douleur.
Le pont gémit sous lui, complice du malheur,
Et l’eau, en un soupir, lui tend ses bras de gaze,
L’invitant à descendre au royaume des phrases
Où les amants défunts, enlacés pour toujours,
Boivent l’oubli sucré des impossibles amours.
« Je viens, ô ma silencieuse, ô ma lointaine !
La vie n’est qu’un leurre où la douleur nous mène.
Si nos corps ont failli à l’appel des serments,
Que nos ombres du moins s’unissent un moment. »
Et, comme s’il suivait une main invisible,
Il se penche, il s’efface, il glisse, incorruptible,
Vers les flots qui jadis emportèrent son sort,
Tandis que la lettre fuit, spectre de leur mort.
Au matin, les passants, troublés par le mystère,
Trouvent un vieux manteau roulé contre la pierre,
Et près de lui, un pli jauni par les hivers
Où dansent deux prénoms sous un ciel toujours vert.
Le pont garde le secret des âmes enchaînées,
La pluie chante en écho leurs peines obstinées,
Et le vent, à jamais, porte leurs noms jumeaux
Dans le creux des ruisseaux, des nuits et des tombeaux.
Ainsi meurent les rêves que la vie assassine,
Ainsi vivent les cœurs que l’absence dessine.
Le voyageur n’est plus qu’un souffle dans les bois,
Un murmure qui lutte contre l’oubli sournois.
Et chaque goutte d’eau, en sa chute éphémère,
Raconte au pont tremblant cette histoire amère
D’un amour enterré sous les plis du destin,
Qui ne put s’accomplir que dans l’éternel matin.
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