La Cène des Ombres
Franchit l’arche où la nuit engouffre ses sanglots,
Cherchant dans les échos d’une nef qui s’encreva
L’étincelle divine éteinte en ses pinceaux.
La cathédrale, auguste et froide comme un glaive,
Étire vers les cieux ses doigts de pierre lourds ;
Les vitraux, soupirant les lueurs du soir brèves,
Tissent un manteau d’or sur le deuil des contours.
Il avance, son ombre à ses talons se colle,
Et l’orgue, par le vent des abîmes hanté,
Murmure un chant funèbre où tremble une parole
Que l’éternité même a depuis oublié.
Soudain, au cœur du chœur où la pénombre veille,
Une forme se lève, spectre ou rêve éclos :
Une femme, drapée d’une robe pareille
À l’aube qui se fond aux larmes des matins clos.
Ses yeux sont deux lacs noirs où nage un feu fragile,
Ses cheveux, dénoués en torrents de velours,
Coulent comme les nuits où le destin se scelle,
Et sa voix, faible écho d’un monde disparu :
« Viens, toi qui cherche en vain l’âme des apparences,
Je suis l’éternel trait que ton cœur n’osa peindre.
Prends ma main, suis mes pas vers les ombres dansantes,
Là où l’art et la mort s’enlacent pour s’éteindre. »
Il la suit, fasciné par ce mirage ardent,
À travers les dédals de marbre et de silence,
Où chaque pas éveille un soupir étouffé,
Où chaque mur respire une antique souffrance.
Ils parviennent enfin en une crypte obscure
Que n’éclairent jamais les clartés du dehors ;
Là, des fresques sans nom, nées d’un pinceau obscur,
Râlent des couleurs mortes sous des voiles de mort.
« Vois, murmure la femme, en effleurant les murs,
Ces visages déchus, ces amours effacées :
Ils furent comme toi, assoiffés d’azur pur,
Mais l’oubli dévora leurs œuvres insensées.
Si tu veux que ton nom traverse les naufrages,
Offre-moi ton regard, ton souffle, tes regrets ;
Je ferai de ton sang l’encre des paysages
Où l’éternel printemps rit aux hivers muets. »
Le peintre, ivre d’espoir et de crainte mêlées,
S’agenouille et consent au pacte sans retour ;
Elle approche ses lèvres de ses paupières closes,
Et boit la lumière éteinte au fond de ses jours.
Alors, comme un volcan engourdi qui s’éveille,
Ses doigts vibrent, guidés par un souffle inconnu ;
Il peint d’un trait fiévreux la crypte et la merveille,
La femme, les fantômes, et l’abîme entrevu.
Les murs s’animent, fous d’aurores nouvelles,
Les fleurs éclosent, bleues, dans les plis du passé,
Les anges de pigment, déployant leurs semelles,
Montent vers un ciel peint où Dieu s’est effacé.
Mais tandis qu’il achève un sourire suprême
Sur les lèvres d’argile de son guide éternel,
La crypte tremble, l’air se déchire lui-même,
Et la femme pâlit, spectre devenant ciel.
« Adieu, dit-elle, l’heure a consumé nos songes ;
Tu m’as donnée ta vie, je t’offre l’infini.
Mais nul ne peut franchir les invisibles songes
Sans perdre au seuil des dieux ce qui fut son génie. »
Elle se dissout, brume avalée par les pierres,
Tandis que le peintre, les yeux secs de rayons,
Se lève, titubant dans les débris de lumière,
Et cherche en vain son ombre au creux des visions.
Dehors, le jour naissant mord les gargouilles grises,
La foule entre en riant sous le porche béant ;
Il tente de saisir les formes indécises,
Mais ses mains ne font plus danser que le néant.
Il retourne chaque nuit, hantant les nefs désertes,
Appelant en pleurant la femme aux yeux de feu,
Mais seules les échos de ses plaintes ouvertes
Ricanent en glissant le long des arcs enfeu.
Un matin, on le trouve étendu sur les dalles,
Les pupilles brûlées par d’invisibles soleils,
Un pinceau sec au poing, et sur ses lèvres pâles,
Un dernier mot sculpté par les anges vermeils :
« J’ai vu. » Son œuvre, hélas, nul ne put la décrire ;
La crypte, murée par les moines en prière,
Garda sous son linceul de chaux et de délire
Le testament sanglant d’une âme prisonnière.
Et depuis, quand la lune étreint les hautes verrières,
Quelques-uns entendent, au fond du sanctuaire,
Un rire cristallin et des couleurs dans l’air,
Mêlés aux gémissements d’un pinceau solitaire.
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