Le Dernier Crépuscule de l’Artisan
Un village dort sous la cendre des nuages,
Ses toits courbés comme des épaules lasses,
Gardant en eux l’écho des anciens déluges.
Là vivait Florent, l’homme aux mains de mystère,
Dont les doigts fins sculptaient l’âme du bois,
Faisant danser les loups sous les feuillages,
Et pleurer les saints dans l’ombre des parvis.
Mais les vivants, craignant son art rebelle,
Fermaient leur porte à ses offrandes d’or,
Ses Christ rustiques, ses vierges trop humaines
Qui regardaient comme on regrette un remord.
Seule Clémence, aux yeux de source claire,
Venait le voir au déclin des chaleurs,
Poser son front contre ses statues frêles
Et dire : « Ici bat le cœur des douleurs. »
Elle avait grandi dans le sel des silences,
Fille des prés que le malheur sculpta,
Orpheline au rire de source printanière
Dont les sanglots sous les saules glissaient.
Un soir d’automne où les vignes rougissaient,
Elle lui dit : « Pars, fuis ces murs aveugles,
Ton génie est un aigle en cage étouffé,
La ville lointaine où brûlent les beffrois… »
Mais il montra la rivière endormie,
Les noyers lourds, les chemins de terreur :
« Comment quitter ces ombres qui me parlent ?
Mon âme est sœur des pierres et des pleurs. »
Les ans passèrent comme feuilles mortes.
Clémence, un jour, ne vint plus à l’atelier.
Son teint de cire effaçait les aurores,
Ses pas tremblaient comme barques en janvier.
Florent alors, forçant toutes les portes,
La trouva pâle au lit des agonisants,
Un mal obscur rongeant ses nuits d’opale,
Ses mains déjà pareilles à des absences.
« Guéris-moi », dit-elle en touchant ses lèvres,
« Toi qui sais faire vivre le bois durci,
Donne à mon sang la force des racines,
Fais de mon corps un chêne épanoui ! »
Il erra trois nuits sur les collines noires,
Interrogeant le vent, les sources, les loups,
Jusqu’à l’aube où, dans un creux de roches,
Une voix monta du fond des temps dissous :
« Ce qui se donne ne peut être repris,
L’art véritable exige un sang pur,
Offre tes mains, ces voleuses de fièvres,
Et ton génie partira avec eux. »
De retour au lit où Clémence agonise,
Il prit ses outils pour un dernier dessein :
Sculpter sa vie en un seul éclat d’âme,
Transformer l’adieu en éternelle étreinte.
Ses ciseaux dansèrent jusqu’à l’aube blême,
Le copeau rouge et or coula comme un pleur,
Et quand le jour mordit l’horizon pâle,
Dans ses bras morts il serrait un cœur de tilleul.
Clémence ouvrit les yeux à l’aurore,
Sentant en elle un printemps inconnu,
Mais ne vit plus qu’un amas de limailles
Et des outils rouillés… L’artisan perdu.
Elle courut aux portes du village,
Cherchant partout la trace des pas fous,
Mais seul le vent portait une mélodie :
Un air sculpté dans les branches des houx.
Maintenant, quand tombent les brumes d’automne,
On dit qu’un spectre aux mains de lumière froide
Erre dans les bois, taillant sans relâche
Des cœurs de bois pour les offrir au vide.
Et Clémence, chaque nuit de grand calme,
Dépose au seuil de l’atelier muet
Un bol de lait où nagent des étoiles,
Attendant en vain que l’ombre lui rende
Ce qui fut pris par l’amour et l’exil :
Le droit terrible de survivre à son ciel.
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