L’Ombre et la Lumière
Déchire les frimas d’un souffle cristallin,
Une âme en deuil, vêtue aux lambeaux du déclin,
Errait depuis des jours sur la cime assassine.
Son pas, fantôme vain que nul écho ne suit,
Creusait sans fin la neige où s’effaçait la nuit,
Tandis qu’au firmament, les étoiles mort-nées
Fixaient de leurs regards ces solitudes nées.
Elle avait nom Amère, ou Duende, ou Trépas,
Nul ne savait son âge, et nul ne le saura.
Son cœur, jadis brûlant d’aurore et de délice,
N’était plus qu’un débris sous la lune complice.
Mais dans ce corps sans chair, dans ce souffle épuisé,
Vivait l’ultime étincelle d’un cœur brisé :
L’image d’un visage aux lèvres de narcisse,
Un être disparu que le sort avait pris.
Un soir, quand les glaciers, tels des spectres lunaires,
Ouvrirent leurs linceuls sous les brises funèbres,
Elle crut voir dans l’air, mirage ou repentir,
La forme tant pleurée qui venait la saisir.
« Ô toi que j’ai perdue au détour des années,
Toi dont l’absence creuse un vide en mes journées,
Es-tu l’esprit des neiges ou l’ombre du regret ?
Parle ! Que ton souffle apaise enfin mon arrêt ! »
La vision, alors, d’une voix de tourterelle,
Murmura des aveux que le vent étincelle :
« Je suis ce que tu rêves et ce que tu perdis,
L’écho de ton désir au miroir des midis.
Mais pour me ressaisir, il te faut consentir
À ce que ton essence au néant soit offerte :
La montagne, ce soir, exige ton entière
Âme en tribut, pour que renaisse ma lumière. »
Amère, à ces mots, sentit frémir ses veines,
Non de peur, mais d’un feu qui brûlait ses haleines.
« Prends tout ce qui me reste, ô spectre bien-aimé !
Que mon sang soit la sève où ton nom est semé !
Si mon dernier soupir peut sceller ta guérison,
J’accepte de descendre au puits de l’horizon.
Mais dis-moi, avant l’heure où mon corps se dissout,
Si ton cœur, dans la mort, battra pour notre amour. »
Le spectre, sans répondre, étendit une main pâle
Vers les pics en furie où grondait l’avalanche.
« Regarde : chaque flocon est un instant volé,
Chaque pas vers l’abîme un destin écroulé.
Pour que je sois entier, il faut que tu t’effaces,
Que ton ombre se mêle aux neiges voraces.
Le pacte est sans retour ; choisis : vivre ou me voir. »
Amère, souriant d’un sourire de soir,
Leva ses yeux éteints vers les cimes hostiles.
« J’ai marché cent hivers dans ces déserts stériles,
Portant comme un trésor ton absence à mon flanc.
Si ta résurrection est le fruit de mon sang,
Que l’univers s’éteigne ! En cette heure dernière,
Je donne au vent ma cendre et mon âme éphémère. »
Elle marcha, d’un pas las mais empli de clémence,
Vers le gouffre béant où la nuit se dispense.
La neige, sous ses pieds, chantait un requiem,
Tandis qu’au loin tonnait le chœur des éléments.
« Adieu, fantôme cher, adieu, douce chimère,
Puisses-tu renaître au jardin de la terre.
Moi, je deviendrai l’air qui berce tes cheveux,
La brume qui soulève tes pas vers les cieux. »
Au bord du précipice où grondait le néant,
Elle tendit ses bras vers l’amour défiant.
« Prends-moi ! » cria son âme au destin implacable.
Et soudain, les glaciers, d’un craquement coupable,
S’ouvrirent comme un livre où se lit l’infini,
Engloutissant son corps en un soupir maudit.
La montagne trembla sous le poids du mystère,
Et le spectre aimé, tel un lys éphémère,
Sortit de la tourmente avec des traits humains.
Ses yeux brillaient enfin, libres du deuil lointain,
Mais lorsqu’il chercha celle à qui il devait l’être,
Il ne vit que la neige, éternelle et muette.
« Amère ! » gémit-il dans les vents éperdus,
Mais seul l’écho répondit, par les cieux perdu.
Il comprit trop tard, dans un cri de détresse,
Que son souffle nouveau scellait sa propre trêve :
L’amour qui l’animait, tel un phare englouti,
N’était qu’un feu fragile à jamais disparu.
Dès lors, chaque nuit blanche où la lune se lève,
Une forme s’en va, pleurant sur quelque grève,
Cherchant en vain l’étreinte d’un fantôme absent.
La montagne, témoin de cet adieu sanglant,
Garde dans ses replis le secret des tourments :
L’amour ne peut renaître au prix d’un testament.
Et les ans ont passé, lourds de neige et de givre,
Sans que les deux esprits puissent jamais se suivre.
L’un erre, souvenir d’un cœur trop généreux,
L’autre vit enchaîné à un vœu douloureux.
Ainsi va la légende, au pays des silences :
On n’achète pas l’aube avec l’ombre des absences.
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