Les Échos du Silence
S’élève une tour veuve de ses pierres,
Sous un ciel de plomb que nul n’effiloche,
Dort un château que le temps crucifie.
Sa façade éventrée, cicatrice ouverte,
Garde en ses flancs l’ombre des rires morts,
Et sur ses dalles, l’écho des pas qui hantent
Le labyrinthe des regrets sans remords.
Une femme y vient, drapée de brumes,
Ses yeux deux lacs où nagent les naufrages,
Ses mains, feuilles tremblantes de l’automne,
Serrent un coffret rougi par les orages.
Elle franchit le seuil où jadis les valses
Tournoyaient, légères, sous les lustres d’ambre,
Aujourd’hui, les toiles d’araignée tissent
Un linceul de mémoire sur les décombres.
« Ô murs muets, confidents des agonies,
Rendez-moi les soupirs que vous avez bus !
Je cherche un visage au fond des ruines,
Un nom que la nuit a enseveli. »
Sa voix se brise en mille éclats de verre,
Et le vent répond par un gémissement,
Comme si les murs, étreints par la misère,
Pleuraient en secret leur propre déchirement.
Elle gravit l’escalier en spirale,
Chaque marche un abîme, un rendez-vous
Avec les fantômes de ses espérances.
Dans la pénombre, une porte résiste encore,
Bouclier de chêne rongé par les vers.
Un coup d’épaule, un craquement de fierté :
La chambre apparaît, sanctuaire du vide,
Où gît un miroir voilé de poussière.
D’un geste lent, elle déchire le crêpe,
Et dans le verre terni, surgit un reflet :
Non pas son visage marqué par les tempêtes,
Mais une enfant rieuse aux boucles de miel.
« Toi… », murmure-t-elle en tendant la main,
Mais l’image se trouble, se fond en fumée,
Laissant place à un homme au regard de neige,
Dont la main esquisse un adieu glacé.
Soudain, le coffret s’ouvre avec un sanglot,
Libérant un ruban, des lettres sans vie,
Un médaillon où dort un couple enlacé —
Autant de fragments d’un bonheur éventré.
Elle lit les mots tracés d’une encre pâlie :
« Quand reviendras-tu des lointains chemins ?
Notre fille grandit, elle appelle ton ombre… »
Le papier se froisse en un geste assassin.
Dehors, l’orage creuse son propre tombeau,
Les éclairs sculptent des chimères aux vitres.
Elle court vers la tour où jadis les serments
Fusaient vers les étoiles, promesses sans garde-fous.
En haut, un balcon surplombe les ténèbres,
Et là, dans un cri que la nuit avale,
Elle lance le coffret dans le vide absolu —
Gestuelle ultime d’un cœur qui abdique.
Mais le vent, cruel artisan de drames,
Rapporte l’objet à ses pieds meurtris.
« Même les abîmes refusent mon offrande… »
Alors, elle comprend l’implacable sentence :
Nul ne peut fuir ce qui loge en sa chair,
Le château n’est que le miroir de l’âme,
Ces murs en lambeaux, ces couloirs sans fin,
Ne sont que les coulisses de son propre drame.
Elle redescend, pareille à une automate,
Traînant dans son sillage un silence de mort.
Dans la grand-salle, un clavecin la guette,
Clavier fêlé où dansent les souvenirs.
Ses doigts effleurent les touches mensongères —
Un accord mineur jaillit, rauque et sourd,
Comme un sanglot venu des entrailles du monde.
Et soudain, tout s’anime : les tentures frémissent,
Des rires anciens perçant la tapisserie,
Des pas légers sur les dalles froides,
L’odeur de cire et de roses fanées…
Apparitions qu’elle suit, ivre de mirage,
Jusqu’à la chapelle où gît un autel nu.
Là, sous une pierre que les ans ont fendue,
Un journal repose, couvert de poussière sacrée.
Elle dévore les mots d’une écriture tremblée :
« Ce soir, j’ai fui. La guerre me réclame,
Mais mon vrai combat est contre moi-même.
Je laisse ici l’enfant et celle que j’aimais,
Prisonnier d’un devoir qui n’est pas le mien.
Si tu lis ces lignes, ô toi qui viendras,
Sache que je meurs hanté par leurs visages.
Le château gardera nos voix condamnées —
Mon âme erre ici, cherchant son pardon. »
Le livre tombe, les murs exhalent un râle,
Et dans un rayon de lune qui transperce
Les vitraux brisés, une forme se dessine :
L’homme du miroir, blessé, spectral.
« Père… », souffle-t-elle dans un vertige,
Mais l’apparition tend une main de brume
Vers le médaillon qui brûle dans sa paume —
Puis se dissout, emporté par les pluies.
Alors, elle saisit l’horrible vérité :
Ce château n’est qu’un piège tendu par le temps,
Où chaque génération vient répéter
La même chute, le même adieu déchirant.
Elle est l’enfant promise aux deuils futurs,
Le chaînon maudit d’une lignée en cendres,
Condamnée à hanter ces murs en ruine
Jusqu’à ce qu’un autre prenne sa place.
Épuisée, elle s’allonge sur les dalles froides,
Regardant la voûte étoilée de fissures.
Peu à peu, son souffle épouse le rythme
Des pierres qui pleurent leur histoire sans fin.
Quand le soleil mord l’horizon de sang,
On ne trouve plus trace de son passage —
Seul un ruban bleu noué à une grille,
Et dans le miroir, un reflet qui pleure.
Le château demeure, gardien des secrets,
Monument érigé à la douleur humaine.
Chaque nuit, on entend des sanglots étouffés
Mêlés au vent qui joue son requiem.
Et si l’on y pénètre, l’âme imprudente,
On verra danser, sous les lambris croulants,
Une ombre féminine aux yeux de tempête,
Cherchant éternellement son impossible paix.
« `