Le Pont des Adieux éternels
Sur le pont désolé où gémit l’aquilon,
Contemple en frémissant les dédales de l’onde
Où son cœur enseveli garde un vieux tourment.
Sous les cieux ulcérés que les rafales fendent,
Il cherche en vain les traits d’un visage effacé,
Tandis que les éclairs, tels des serments qui fondent,
Déchirent l’horizon de deuil enlacé.
« Ô temps, cruel sculpteur des mémoires fanées,
Rends-moi l’écho lointain de ses rires légers ! »
Mais le vent ne rapporte au bord des destinées
Que les sanglots perdus des bonheurs naufragés.
C’était au temps béni où la douce Vendée
Avait des nuits d’opale et des matins vermeils ;
Il marchait, jeune et fier, sous la frondaison tendre,
Sans savoir que l’Amour se voile de pareils.
Elle apparut un soir où les lilas s’effeuillent,
Ses yeux deux lacs troublants où se noyaient les cieux,
Et sur son front nacré, les étoiles recueillent
L’aube pâle et secrète des aveux anxieux.
« Prends garde, disait-on, son père est un barbare
Qui forge des canons et des chaînes d’acier. »
Mais que font les remparts quand l’âme se déclare ?
Leurs mains s’enlacèrent au bord du sentier.
Les saisons ont passé dans les bois de charmilles,
Échangeant en secret baisers et serments fous,
Ignorant que la Guerre, en ses sombres bastilles,
Ourdissait lentement son linceul de félons.
Un matin de septembre où les vignes rougissent,
Les cloches ont hurlé comme un troupeau blessé.
« Ils partent ! » criaient-ils. Les hommes blêmes glissent
Vers l’abîme béant où le canon a parlé.
« Ne pleure point, dit-il, je reviendrai, je jure.
Garde ce médaillon près de ton cœur tremblant. »
Mais elle, frêle rose en proie à la froidure,
S’effrita sans un mot, son regard sombre et lent.
Les ans ont dévoré les espoirs en décombres,
Le pont fut témoin seul de leurs adieux muets.
L’obus avait broyé dans ses mâchoires sombres
Le jeune homme parti conquérir des lambeaux.
Non, il ne mourut point sous la mitraille infâme,
Mais revint, spectre cassé, aux yeux brûlés d’effroi.
Hélas ! Le manoir noir où brillait tant sa flamme
N’abritait plus qu’un corps foudroyé par la Loi.
« On l’a donnée au fils du Comte, en sacrifice,
Pour sceller l’alliance avec les régiments. »
Le vieux domestique pleurait ce pur calice
Tandis qu’au lointain tonnaient les battements.
Depuis, chaque automne, il hante le pont morose,
Cherchant dans la bruine un fantôme familier.
La pluie mêle ses pleurs aux rides de son écorce,
Et le crépuscule étend son linceul d’osier.
« Ô toi qui fus mon âme et mon unique astre,
Entends-tu les sanglots du ruisseau déloyal ?
Nos lettres enterrées sous le saule albastre
Ne diront jamais plus l’ardeur de notre mal. »
Soudain, dans un soupir de la brume qui tangue,
Une forme se lève, éthérée, sans poids.
Ses voiles ont gardé l’odeur des muguets blancs,
Et ses mains transparentes tendent un lys de bois.
« Viens, mon amour brisé, la paix nous est offerte,
Là-bas où les guerres n’ont plus de sang vermeil. »
Le vieillard, souriant d’une joie entrouverte,
S’avance… et le pont crie sous l’appel du sommeil.
L’onde vorace emporte en son rire vorace
Deux ombres enlacées que le temps ne mord plus.
Et les siècles futurs, sur ce pont qui s’efface,
Ne verront qu’un reflet de larmes suspendues.