L’Ultime Crépuscule de l’Artiste
Une île oubliée dresse ses flancs de pierre,
Sous un ciel éploré que la brume fait noircir.
Là, parmi les récifs et les vagues en deuil,
Vit un homme hagard dont l’âme est un soupir,
Éloi, le solitaire, épris de lumière froide.
Ses doigts usés par l’âge et par le sel morose
Cisèlent des éclats de marbre et de basalte,
Cherchant dans la matière un reflet de l’étoile
Qui jadis enflamma son cœur jeune et fragile.
Mais les ans ont coulé comme l’eau sur les vitres,
Emportant avec eux l’écho de son génie.
Son atelier, croulant sous les plaintes des rafales,
Garde en ses murs lépreux des chefs-d’œuvre ignorés :
Des anges aux yeux creux, des nymphes sans visage,
Des colosses brisés par les morsures du vent.
Chaque œuvre est un sanglot, un fragment de tourmente,
Un dialogue muet avec l’éternité.
Un soir où l’océan rugissait sa colère,
Quand les rochers semblaient chanter l’hymne des morts,
Une barque échouée, frêle coquille amère,
Vint heurter le rivage en un cri de détresse.
De son sein émergea, pâle comme l’aurore,
Une femme au regard plus profond que les mers.
Aurélie, son nom résonna dans les grottes,
Porté par les échos des lamentations.
Elle errait, voyageuse aux semelles de rêves,
Cherchant un lieu perdu où renaître à soi-même.
Ses pas l’avaient guidée vers ce repaire austère,
Attirée par le chant des sculptures en pleurs.
Lorsqu’elle pénétra dans l’antre du vieux maître,
Un silence de cendre enveloppa leurs vies.
Ses yeux, deux diamants trempés de larmes claires,
Déchirèrent le voile des apparences vaines.
« Ces visages de pierre… Ils parlent ! Ils implorent ! »
Murmura-t-elle, émue au bord du vertige.
Éloi, bouleversé par cette voix qui tremble,
Sentit renaître en lui un feu longtemps éteint.
Il prit ses mains frileuses, couvertes de poussière,
Et lui montra son monde où tout n’est que blessure :
« Voyez ces corps mutilés, ces regards sans prunelles,
Ils sont moi, je suis eux, fragments d’humanité. »
Des jours passèrent, doux comme un adagio sombre.
Elle apprit à traduire les soupirs du marbre,
À voir dans chaque fêlure un poème silencieux,
À entendre gémir les statues délaissées.
Lui, retrouvant soudain les couleurs de l’aurore,
Créait avec fièvre une œuvre ultime et pure :
Deux mains entrelacées, monumentale étreinte,
Où vibrait tout l’espoir des passions perdues.
« Ceci sera notre hymne à l’instant éphémère,
Un cri de beauté pure avant que tout s’efface. »
Mais déjà l’horizon rougissait de présages,
Et le temps, ce voleur, guettait leurs songes vains.
Un matin, Aurélie, plus pâle que la cire,
S’accrocha au vieux maître en pleurant sans raison :
« Je dois partir, Éloi, l’océan me réclame,
Mon destin n’est pas ici, mais dans les flots amers. »
Sa voix était un glaive enfoncé dans la brume,
Son baiser, un adieu scellé dans le néant.
Il resta seul, debout devant sa mer cruelle,
Les yeux fixés au loin où s’évanouit l’esquif.
Les jours suivants, il sculpta avec rage et tendresse,
Transformant sa douleur en vierges de granit.
Mais le sel rongeait tout, les œuvres et l’histoire,
Et ses forces déclinèrent avec le soleil.
L’hiver vint, plus brutal qu’un verdict sans appel.
La fièvre consuma ses nuits pleines de spectres.
Dans un ultime effort, il traça sur la grève
Le contour de deux mains vers l’infini tendues,
Que le flux engloutit en un rire sauvage,
Ne laissant que l’écume et le vide éternel.
Quand des pêcheurs perdus trouvèrent son corps frêle,
Couché près des débris de ses rêves brisés,
Ils ne virent qu’un fou parmi les rocs stériles.
Nul ne sut déchiffrer, dans ce visage austère,
L’épopée d’un amour plus fort que les naufrages,
Ni le cri d’un artiste enterré vivant.
Maintenant, quand la lune argente les falaises,
On dit que les statues sanglotent doucement.
Le vent porte leurs pleurs jusqu’aux confins du monde,
Récit d’un cœur sublime éteint par les années.
Et l’œuvre magistrale, ces mains jadis unies,
Dort sous les flots profonds, mémoire de l’oubli.
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