Les Larmes de l’Adieu
Un village se meurt, fantôme de lui-même,
Sous un ciel de suie où les espoirs humains
S’effilochent en brumes, songes sans diadème.
Les pierres, las, y pleurent leurs printemps enfuis,
Et les portes croulantes, veuves de leurs armures,
Gardent l’écho lointain des rires évanouis,
Comme un vin trop amer versé dans les fissures.
Là vit Éloïse, âme en lambeaux de silence,
Dont les pas tracent un sillon de mélancolie.
Ses yeux, deux lacs noyés sous la lune qui penche,
Renferment tout un monde où la douleur se plie.
Son enfant, fleur fragile aux pétroles de cire,
Respire à peine l’air empoisonné du sort :
Un mal sournois le ronge, invisible vampire,
Et chaque souffle vole un battement à mort.
« Mère, dit-il un soir où le vent se fait tendre,
Pourquoi les anges noirs chantent-ils sous nos toits ?
Je veux courir là-bas où les sources s’étendent,
Boire le ciel entier et guérir par les bois. »
Éloïse serra ce corps déjà fantôme,
Sentit sous ses doigts froids la vie qui se dérobe.
Sa voix, suaire étroit dans l’étouffant royaume,
Murmura : « Demain, nous irons vers les lobes… »
Mais elle savait. Les herbes et les prières
N’avaient rendu que cendre au creux de ses paumes.
Un remède lointain, fruit de maintes barrières,
Exigeait un exil plus cruel que les baumes.
Il faudrait le confier à l’étranger austère,
Médecin sans visage venu des cités folles,
Qui promettait la vie en prix d’une misère :
L’arracher à ses bras pour dompter les corolles.
La nuit avant l’adieu, elle ourdit sa complainte,
Tissant dans l’air épais les mots inavoués.
Elle cueillit pour lui des étoiles en feinte,
Des histoires d’antan aux soleils dénoués.
« Vois-tu, mon trésor pâle, au-delà des collines,
Il est un jardin d’or où les jours sont légers.
Tu grandiras là-bas, porté par les bottines
Que j’ai trempées de pleurs pour franchir les vergers. »
L’aube vint, lâche et froide, en robe de bruine.
L’homme attendait, cercueil vivant aux mains de fer.
L’enfant, drapé de fièvre et de toile saline,
Collait à sa poitrine un dernier hiver.
« Mère, ne pars pas… — Chut. Écoute les chênes :
Ils murmurent ton nom dans leur langue sans mots.
Je serai l’ombre douce à tes nuits incertaines,
Le frisson du matin sur tes paupières closes. »
Quand la charrette emporta ce cœur en cendre,
Le village entier gémit comme une enclume.
Éloïse, statue aux regards de cendre,
Vit s’éteindre l’amour qui jadis fût coutume.
Les saisons défilèrent, marronniers sans racines,
Apportant des nouvelles en lettres trop brèves :
« Il respire », « Il sourit », phrases assassines
Qui creusaient son absence en sillons de rêve.
Un jour, le silence. Plus de mots, plus de traces.
Le médecin, fantôme aux lèvres scellées,
Avait disparu dans les brumes ingrates,
Emportant l’avenir dans ses mains souillées.
Éloïse erra alors, spectre aux pieds saignants,
Fouillant chaque buisson, interrogeant les sources.
Elle offrit ses cheveux, ses nuits, ses compagnons,
Aux démons des sentiers qui ricanent aux amorses.
L’hiver la trouva là, grelottante et superbe,
Accrochée au portail rouillé de l’attente.
Ses yeux, deux puits vidés par le gel de l’auberge,
Fixaient l’horizon vide où la mort se vante.
Quand les loups à la lune entonnèrent leur plainte,
Elle s’allongea nue dans les herbes folles,
Et rendit à la terre une ultime étreinte,
Pendant que le vent jouait avec ses mollettes.
Au matin, on ne vit qu’une tache légère,
Une forme de neige fondue sur les pierres.
L’enfant, quelque part, ignore que sa mère
N’est plus qu’un souffle épars dans les bruyères.
Le village, à présent, dort sous les lierres,
Gardien d’un secret trop lourd pour les étoiles.
Et dans les soirs d’automne, quand les voix sont fières,
On entend sangloter le poids d’une toile…
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