Le Pont des Adieux éternels
Où le fleuve blessé râlait sous les arches noires,
Et le pont, comme un vieux conteur sans lumière,
Craquait sous le poids des mémoires et des soirs.
Une femme y errait, spectre aux mains de cendre,
Ses yeux creusant la brume où germaient des périls,
Vêtue du deuil des nuits qui ne peuvent s’étendre
Au-delà des sanglots égarés en exils.
Son nom ? Un mot jeté aux gouffres de l’abîme.
Son crime ? Avoir aimé d’un cœur trop immortel
Celui dont l’uniforme avait bu tant de cimes
Que la guerre engouffrait dans son rire de fiel.
Elle marchait, suivant les pas de son fantôme,
Celui qui lui donna jadis un serment nu :
« Je reviendrai, dit-il, sous l’arche où tu te nommes
Reine des nuits d’angoisse et des soleils déçus. »
Mais les canons, griffant l’aube de leurs ulcères,
Avaient scellé son sort dans un coffre de plomb.
Il gisait quelque part, chair mêlée aux terres,
Et le vent apportait l’odeur de ce tombeau.
Pourtant ce soir, le temps ploya ses ailes ternes,
Une voix appela dans le cri d’un corbeau :
« Fuis ! Demain, les soldats brûleront ta caverne,
Ton enfant dort encore… Prends-le, et sauve ses os. »
L’enfant… Fruit de l’amour qui mordit les ténèbres,
Petit être fragile aux paupières d’azur,
Dont le souffle semblait une prière funèbre
Dans la maison croulante où rôdait l’injur.
Elle courut, traînant ses larmes en guenilles,
À travers les ruelles que la peur éventrait,
Portant contre son sein, tel un rameau qui frille,
L’enfant que la fièvre en secret dévorait.
Le pont surgit devant elle, arche de supplice,
Gardé par des soldats aux gueules de métal.
Leurs fusils éveillaient des serpents de malice,
Et la mort suspendait son rire vertical.
« Passez ! » hurla l’un d’eux, sa bouche un cratère rouge,
« Mais seul l’enfant peut fuir. Vous, restez ici-bas.
La charrette viendra vous chercher dans le bouge
Où les traîtres s’endorment pour ne plus se lever. »
Alors, elle comprit que l’heure était venue
Où les destins brisés se changent en cristal.
Elle embrassa le front que la nuit avait nu,
Et murmura des mots plus vieux que les fatal.
« Prends-le, dit-elle au vent qui mordait ses cheveux,
Porte-le vers les bois où l’espoir germe encore.
Moi, je reste enchaînée aux silences des dieux
Qui tissent nos douleurs avec des fils d’aurore. »
Elle tendit son enfant à l’ombre qui consent,
Un mendiant voûté surgi des eaux voraces,
Et regarda s’enfuir, dans un geste innocent,
Ce frêle souvenir de leurs amours fugaces.
Puis, lentement, en reine offerte aux sabliers,
Elle monta sur l’arche où pleuraient les corneilles,
Et défit un à un les liens de lumière
Qui retenaient son âme aux décombres vermeils.
Les soldats aboyèrent, mais leur voix se glacèrent
Quand ils virent ses bras s’ouvrir en croix d’argent,
Son corps choir dans les flots que la guerre effacèrent,
Tandis que l’aube naissait, pâle et sanglotant.
Depuis, les soirs d’hiver, quand la brume s’étire,
On entend une voix chanter près du vieux pont :
C’est l’enfant devenu fantôme qui soupire,
Cherchant en vain les mains qui le berçaient au front.
Et le fleuve, éternel, charrie des visages
De ceux dont les amours furent noyés dans l’eau.
La guerre, en souriant, écrit ses équarrissages
Sur le pont où s’efface à jamais le mot « peau ».
Seule une ombre parfois, drapée de pluie obscure,
Revient hanter les pierres d’un pas de velours,
Murmurant à l’oreille des âmes en rupture :
« L’amour est ce qui reste… quand on part sans retour. »
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