Le Voyageur et l’Ombre Éternelle
Étendent vers le ciel leurs bras lourds de mystères,
Un homme, égaré loin des sentiers du soleil,
Avance, frôlant l’ombre où gît un sommeil vermeil.
Son manteau, déchiré par les ronces du destin,
Traîne un sillon de poudre aux reflets argentins.
Son regard, deux braises sous la cendre des nuits,
Cherche en vain un repère où fixer son ennui.
Les corbeaux, sentinelles au langage de fer,
Croassent l’avenir d’un rire froid et amer.
Le vent porte à son oreille un murmure ancien :
« Nul ne franchit ces lieux sans y laisser son bien. »
Mais l’inconnu, brûlé par quelque obscure quête,
S’enfonce plus avant dans la gueule inquiète,
Où la brume, étreignant les troncs noueux et tors,
Tisse un linceul de rêve aux plis vivants et forts.
***
Soudain, entre les pins, une lueur s’élève,
Phalène dansant telle une âme qui se crève.
Il suit ce guide pâle, égaré dans son choix,
Et découvre une clairière où s’érige une croix
De pierre, mangée d’âge et de mousses voraces,
Gardée par un étang aux reflets sombres et las.
Là, sous les saules pleurs dont les rameaux s’épient,
Une femme en blanc chante une mélodie impie.
Ses cheveux, fleuve noir où se noient les étoiles,
Couvrent d’un voile amer ses épaules de voile.
« Qui donc es-tu, dit-il, spectre ou nymphe des eaux ?
Pourquoi ton chant se mêle aux sanglots des roseaux ? »
Elle tourne vers lui des yeux couleur d’abîme,
Où scintille un passé plus lourd que tout crime :
« Je fus l’amante heureuse, un jour, en un autre lieu…
Mais le temps m’a volé mon nom, mon sang, mon dieu.
Je garde ici les morts que la forêt dévore,
Ceux dont les cœurs battaient pour des chimères d’or.
Toi aussi, voyageur au visage de fièvre,
Tu portes dans tes pas le poids d’une lèvre sèche,
Une soif que les puits du monde n’étanchèrent pas.
Reste, et tu connaîtras l’oubli de nos combats. »
Le voyageur frémit, sentant sous son écorce
Gronder l’appel profond d’une immobile force.
***
Les heures, complices de cette étrange veillée,
Glissent sans réveiller la nuit encapsulée.
Il écoute, charmé, le récit de la dame :
Un amour consumé par les flammes de l’âme,
Un serment érodé par les siècles muets,
Un miroir brisé où gît l’écho du vrai.
« J’attendis, dit la dame, un retour qui jamais
Ne vint. La forêt prit mon souffle, mes secrets.
Maintenant, je suis l’air, la pluie, l’écho qui pleure,
Le soupir que la terre aux vivants reste en fleur.
Mais toi, qui vas sans but où le sort te projette,
Que cherches-tu ? La gloire est vaine silhouette,
L’amour n’est qu’un mot creux gravé sur un tombeau.
Ici, tu trouveras l’éternel et le beau. »
L’homme, les yeux emplis de ces images tristes,
Sent son cœur se dissoudre en brumes améthystes.
***
Trois lunes ont passé depuis cet entretien.
L’étranger, transformé en spectre végétal,
Marche, mais ses pieds sont des racines de lierre,
Ses mains, des branches où s’accroche la lumière.
Son cœur bat au rythme des sources souterraines,
Son souffle se confond aux murmures des chênes.
La dame en blanc, souriant d’un sourire ancien,
L’enlace : « Tu es mien, désormais, et pour rien
Ne retourneras-tu vers les plaines mortelles.
Ton sang est devenu sève, ta chair est celle
Des écorces qui boivent les pleurs de la nuit.
Tu es renaissance, et pourtant, tu détruis
Ce qui restait de l’homme : ses rêves, ses doutes.
Regarde : ton reflet n’est qu’ombre parmi les houx. »
Il crie, mais sa voix est le vent qui soupire,
Son corps, un monument à la mort qui l’inspire.
***
Un matin, des chasseurs, suivant un cerf blessé,
Trouvèrent un vieux chêne au tronc creux et fissuré,
D’où coulait une sève aux reflets de rubis,
Et, sculpté dans l’écorce, un visage enfoui.
Ses yeux semblaient pleurer des larmes de résine,
Sa bouche, entrouverte en une muette mine,
Disait l’horreur d’un sort plus amer que l’enfer.
Ils s’enfuirent, laissant l’arbre seul à souffrir.
Depuis, quand la nuit tombe et que les ombres dansent,
On entend gémir une plainte qui s’élance,
Portant le deuil d’un homme et d’un amour perdu.
La forêt, souveraine en son royaume nu,
Rit de ceux qui croyaient échapper à son piège,
Et dans ses bras de brume, étreint ce qui s’y plie.
Ainsi va le destin des âmes trop altières :
Leurs chutes sont les fruits des branches prisonnières.
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