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Le Marché des Souhaits : Un voyage dans le fantastique

Explorez ‘Le Marché des Souhaits’, une histoire captivante qui vous plonge dans un univers enchanté où les rêves prennent vie. Ce récit illustre la nature complexe du désir humain et les leçons que nous tirons de nos choix. Une aventure nocturne fascinante qui questionne l’essence même de ce que nous souhaitons.

Première Entrée au marché nocturne des souhaits

Illustration du marché nocturne des souhaits

La ville avait cette qualité d’usure qui rend les soirs plus longs que les jours : vitrines éteintes, enseignes fatiguées, trottoirs empilés de négligences. Alexandre Morel marchait sans but précis, comme on suit une obligation. Trentenaire aux gestes mesurés, il accumulait depuis des mois de petits renoncements — invitations déclinées, promesses à demi oubliées, projets mis en veille. Sa vie ressemblait à une bibliothèque dont il avait fermé les volumes un par un, persuadé que l’étagère entière tiendrait mieux ainsi.

Ce n’était pourtant pas la fatigue qui le poussa vers cette rue qu’il ne connaissait pas, mais une faiblesse plus étrange : une lumière, comme un appel discret. Il tourna, sans savoir pourquoi, et la ville se plia devant lui. La ruelle offrait, entre deux immeubles de béton, une faille où poussaient des lanternes vacillantes. Tissus brodés avaient été tendus en rideaux, des étals improvisés mêlaient bocaux de verre, pièces d’argenterie ternie, et enfilades de perles qui semblaient retenir la nuit.

Le marché nocturne des souhaits avait cette réputation — on n’en parlait que comme d’une rumeur ; certains prétendaient l’apercevoir une fois, d’autres jamais. Là, au milieu d’un souffle d’encens et d’une musique qui venait d’aucune source identifiable, Alexandre comprit que ce lieu était à la fois envoûtant et menaçant : chaque stand paraissait receler une promesse et une menace scellées l’une à l’autre.

Les voix des vendeurs ne semblaient pas s’attacher à un corps précis ; elles jaillissaient d’ombres, d’ombres de tissus, de lanternes. Un marchand proposait des noms oubliés, une couturière brodait des lettres qui frémissaient comme si l’on pouvait y écrire des destins. À l’orée d’un stand couvert d’un velours indigo, un chat noir à la lueur d’argent, Nocturne, observa Alexandre d’un œil qui savait trop de choses. Il se tenait perché sur un rebord, immobile, comme un juge qui attend.

— Alexandre ?

La voix vint d’un pas derrière lui, familière et distante à la fois. Maya Laurent, silhouette reconnaissable parmi mille inconnues, apparut sous une lanterne qui dessinait sur son visage des ombres nettes. Elle portait un trench-coat qui gardait les secrets plus qu’il ne les révélait. Ils s’étaient côtoyés autrefois, le temps d’une amitié brève ; aujourd’hui, elle semblait s’être spécialisée dans les enquêtes occasionnelles sur les mystères urbains, employée des hasards comme d’une profession.

— Maya… qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda Alexandre, encore sous le charme des tissus qui bruissaient comme des paroles non prononcées.

Elle sourit sans chaleur. — Ce marché n’a pas de plan pour nous. Il paraît quand il le veut. Il rend des choses, parfois — et il en prend d’autres. Fais attention. Les desiderata ne sont pas des cadeaux : ce sont des échanges déguisés.

Alexandre sentit un frisson, mêlé d’émerveillement et d’appréhension. La fatigue qui le pesait depuis des mois céda un instant devant la possibilité d’un remède. Il pensa à son frère — à l’absence ancienne qui avait creusé sa vie, aux lettres jamais écrites, aux appels restés sans voix. Il se surprit à imaginer une réparation simple, presque ordinaire : entendre la voix d’un être perdu, recevoir un signe, recomposer un visage manquant.

Ils s’approchèrent d’un étal où un homme aux doigts tâchés d’encre disposait des objets polis par le temps : petites boîtes, médaillons lisses, pierres d’un verre ancien. Le vendeur leva un regard creusé par le sourire et posa sur Alexandre une de ces pièces comme on donne une clé.

— Celui-ci garde les silences, dit-il d’une voix qui roulait comme un galet. Il « répare » ce qui a été arraché, mais il ne remet jamais exactement la même chose en place. Comprends-tu ? Tu retrouveras peut-être un visage, une voix, un instant — mais quelque chose d’autre s’en ira pour l’équilibre. Les souhaits aiment l’équilibre.

La phrase acheva de rompre les dernières résistances d’Alexandre. Il tendit la main et le talisman, poli jusqu’à l’éclat d’un miroir, glissa dans sa paume comme s’il avait toujours appartenu à sa peau. Maya le regarda signer, muette, ses yeux trahissant à la fois la compassion et la mise en garde.

— Fais-le si tu dois, souffla-t-elle enfin. Mais promets-moi une chose : si quelque chose se dérègle, reviens. Ne porte pas seul ce qui pourrait peser sur d’autres.

Alexandre murmura qu’il comprenait. Il ne savait pas encore si c’était vrai. Autour d’eux, les lanternes oscillèrent ; l’air sembla se densifier comme un velours. Lorsqu’il formula le vœu, ce fut sans cérémonie : une phrase simple, adressée au talisman et à la nuit. « Que la voix de mon frère me revienne. Que je sache. »

Une chaleur douce, salée comme une mer lointaine, remonta de sa paume. Un vertige léger le prit, non désagréable, semblable à celui qu’on éprouve au sommet d’un pont avant de redescendre. Les lumières se mirent à danser ; les voix autour devinrent plus proches, superposées comme des phrases enchevêtrées.

Et puis, presque imperceptible, une première conséquence éclot : dans l’avers d’une vieille cuillère posée sur l’étal, son reflet se troubla, et pour un instant — peut-être une respiration, peut-être moins — le visage qui lui renvoyait l’image n’était pas seul. À sa gauche, gravé par l’ombre, apparut le profil d’un homme qu’il n’avait pas vu depuis des années. Le cœur d’Alexandre se serra, non d’un bonheur simple, mais d’une reconnaissance double : le vœu avait répondu, et quelque chose en lui, ou ailleurs, avait commencé à bouger pour payer cet appel.

Nocturne, resté muet, fit un pas et laissa tomber sur la paume d’Alexandre une plume d’argent venue d’aucun oiseau. Maya retint son souffle. Alexandre sentit la plume fondre comme une promesse fragile contre sa peau. L’émerveillement se mêla aussitôt à une appréhension sourde ; il comprit, sans pouvoir encore le nommer, que le marché n’accordait jamais rien sans demander en retour.

Ils restèrent un moment immobiles, parmi les étals qui chuchotaient, tandis que la nuit reprenait ses droits. Alexandre gardait le talisman serré contre son cœur. Il avait obtenu un commencement de réparation — ou une apparition de celle-ci — et sentait déjà, à la pointe d’une conscience nouvelle, que le monde autour de lui commençait à se ré-ajuster.

Maya croisa les bras, l’air grave. — Ce que tu ressens maintenant n’est que la première ondulation, dit-elle. Les vagues viennent après. Si tu veux comprendre ce que tu as déclenché, tu feras bien de ne pas partir seul. Le marché parle peu ; il répond plus encore. Nous devons documenter ce qui arrive.

Alexandre hocha la tête. La rue étrangère, la lanterne, la plume scintillante : tout cela formait une frontière qu’il venait de franchir. En quittant le marché, il sentit la ville différente, comme si une carte avait été modifiée sans qu’il en eût reçu copie. Derrière lui, Nocturne disparut dans l’ombre, et la silhouette de Maya demeura, promise d’une collaboration prochaine.

Il rentra chez lui avec le talisman dans la poche et le souvenir d’un profil aperçu dans l’argent poli. Une conséquence, discrète et inattendue, venait déjà de se produire ; elle était minuscule, presque insignifiante, mais elle suffisait à ébranler la certitude avec laquelle il pensait pouvoir racheter un vide. Le marché nocturne des souhaits lui avait donné une réponse — et une question qu’il devrait bientôt approfondir.

Premier vœu et conséquences immédiates inattendues

Illustration d'Alexandre dans son appartement nocturne tenant le talisman, photos éparses, ombre mouvante sur le mur

La porte se referma derrière lui avec un petit soupir de bois fatigué. L’appartement d’Alexandre gardait encore l’odeur de la rue : encens mêlé à la pluie et au métal des réverbères. Il posa le talisman sur la table basse, sous la lampe qui jetait un cercle jaune et trop chaud. L’objet, poli comme une pierre de rivière, semblait avaler la lumière sans la rendre. Il pensa d’abord que c’était l’effet du marchand — une marchandise, un miracle à crédit — puis il se souvint du vertige, de la chaleur, du souhait formulé sans détour : « Que je retrouve mon frère. »

Les premières heures qui suivirent furent de petites merveilles presque drôles, comme si la vie reprenait un fil qu’il croyait coupé depuis toujours. Un numéro qu’il n’avait pas enroulé autour de sa mémoire apparut sur son écran : un appel manqué à trois heures du matin — l’heure absurde des vérités. Il rappela, mains tremblantes, mais n’eut qu’un silence troublé et, derrière, un souffle qui évoquait vaguement un rire ancien. Le cœur d’Alexandre battit plus vite. Il trouva ensuite, dans la boîte à lettres qu’il ouvrait rarement, une enveloppe jaunie contenant une photographie qu’il avait juré d’avoir perdue au moment de la séparation : lui et son frère, côte à côte, les visages indifférents au monde, le soleil bas derrière leurs têtes comme une auréole négligente.

« C’est impossible, » murmura-t-il à voix haute, comme si la parole pouvait juger le prodige. Mais l’image était nette, les sourires capturés, et la date au dos — qu’il reconnut pourtant — était authentique. Des souvenirs, aussi, surgissaient en rafales : l’odeur d’un pull trop grand, une chanson sifflée au petit matin, une promesse de partir un jour tous les deux pour une gare lointaine. Ces réapparitions lui donnaient l’impression d’une réparation lente et douce, comme si un fil noué se défaisait avec précaution.

Pourtant, à mesure que le confort montait, un désordre discret se glissait dans ses jours. Alexandre remarqua d’abord des absences minuscules : il ne se souvenait plus du nom de la maîtresse qui lui lisait des histoires à l’école primaire, un nom qui avait toujours été là, posé comme un caillou au fond de sa mémoire. Puis, une nuit, il fit un rêve si étranger qu’il se réveilla en sueur : il était un garçon aux cheveux blonds — et non bruns — tenant la main d’un étranger qui l’appelait par un prénom qui n’avait jamais été le sien. Le réveil n’apaisa pas la confusion ; au contraire, il la creusa. Certaines images de son passé semblaient s’effilocher, tandis que d’autres, plus récentes, revenaient avec une netteté presque douloureuse.

« Tu as entendu ces appels manqués ? » demanda Maya la première fois qu’elle passa après l’achat. Elle s’installa au sol, jambes croisées, et commença à éparpiller les photographies comme pour dresser une cartographie des anomalies. Nocturne dormit en boule près de la pile, traversé parfois par un léger frisson. Maya avait pris sa lampe de poche et un carnet ; ses gestes étaient méthodiques, presque rituels.

« Deux appels, » répondit Alexandre. « Un silence au bout du fil. Et cette photo… Je ne comprends pas. »

Elle prit la photo entre ses doigts, comme on manipule une relique chauffée. « Parfois, les choses qui reviennent le font en échange d’autres choses. Ce n’est jamais gratuit, Alex. Tu te souviens que je te l’ai dit ? »

Alexandre sentit un frisson qui n’était pas seulement lié au froid de la fenêtre. « Qui paye alors ? » demanda-t-il, presque suppliant. La question n’avait rien d’académique ; elle cherchait une silhouette, un visage, une victime identifiable à laquelle il pourrait tendre la main.

Maya nota l’heure, les numéros, la nature des images retrouvées et les rêves qu’il confiait. Elle prit des photographies de la photographie, documentant la réapparition comme on archive une expérience scientifique. « On va tenir un inventaire, » dit-elle. « Des dates, des voix, des oublis. Si quelque chose se déplace, il faut pouvoir le retracer. » Sa voix était calme, mais dans ses yeux brillait une alarme retenue. « Et sois prudent. Un désir, surtout lancé comme ça, peut déranger des équilibres que tu ne vois pas. »

Les jours suivants furent un jeu d’équilibriste entre émerveillement et malaise. Alexandre reçut d’autres signes : un vieux message vocal où l’on reconnaissait vaguement l’intonation de son frère, un carnet qu’il croyait brûlé qui réapparut sous son lit, pages intactes. À la mairie, sans rapport apparent avec lui, une modification semblait avoir lieu : le nom d’une rue où il avait grandi n’était plus gravé sur un vieux plan mural. Quand il alla demander au guichetier, l’homme haussa les épaules et parla d’une erreur d’impression. Alexandre eut l’impression que la ville elle-même substituait des mots, qu’elle effaçait et recollait des fragments selon une logique qui lui échappait.

Plus inquiétant encore fut la remarque d’une amie, Marion, qui vint boire un café et lui raconta qu’elle avait perdu, du jour au lendemain, la mémoire d’un déjeuner capital avec lui : « Je ne sais plus si on a parlé de la proposition de voyage, » dit-elle en haussant les épaules. Ce n’était pas une simple omission ; c’était comme si un bout de corde, attache d’un côté à quelque chose que lui avait retrouvé, s’était détaché de l’autre côté, laissant un vide que quelqu’un d’autre subirait sans savoir pourquoi. Alexandre sentit la culpabilité se glisser dans sa poitrine. Chaque réapparition semblait mordre ailleurs, enlever sans le montrer.

« Si quelque chose se dérobe pendant que moi je rameute des fantômes heureux, » dit-il, voix basse, « alors je ne veux pas de ce bonheur. Pas à ce prix. »

Maya posa sa main sur la table, près du talisman, mais sans le toucher. « Ce n’est pas si simple. Le marché ne rend pas des souvenirs comme on rend une pièce cassée. Il échange. Parfois, l’échange porte sur des choses insignifiantes. Parfois, il choisit plus gravement. Ce que nous devons comprendre maintenant, ce sont les règles de l’échange. »

La fascination d’Alexandre pour les petites synchronicités demeurait, mais elle était désormais contaminée par une peur basse et sourde. Il ressentait que son bonheur retrouvé n’était pas pur, qu’il était l’objet d’une économie occulte. Le talisman, posé au milieu des photographies, paraissait plus lourd. Il se demandait si, au bout de la ligne silencieuse qui liait désormais sa vie à celle de son frère, d’autres vies n’avaient pas été remaniées sans avertissement.

« Nous devons retourner au marché, » déclara finalement Maya, refermant son carnet avec la même détermination qu’elle metttrait à fermer une porte dangereuse. « Pas pour réclamer, mais pour comprendre. Les vendeurs ne font pas de miracles sans raisons. Ils obéissent à des lois qu’on ignore. »

Alexandre regarda la lampe, le talisman, les photos. Un mélange d’intrigue, de malaise et d’émerveillement noua sa gorge. Il prit la photographie retrouvée, la posa sur son cœur comme pour sentir si elle battait encore. « Très bien, » dit-il. « On y retourne. Mais cette fois, je veux savoir qui paie. »

Enquête sur l’origine du marché fantastique

Illustration du marché nocturne des souhaits fantastiques

La nuit gardait ses lanternes comme on garde un secret : à demi voilées, tremblantes, propices aux confessions. Alexandre et Maya retrouvèrent l’allée qui s’était refermée sur eux comme une main, puis s’ouvrit à nouveau — fidèle et différente, comme si le marché avait respiré entre leurs visites. L’air sentait les résines, le cuir chauffé et quelque chose d’âpre, presque métallique, qui appartenait aux promesses. Nocturne, le chat noir, se faufilait entre les étals, silhouette luisante. Alexandre sentit, avant même de parler, que cette fois les réponses exigeraient plus que des curiosités : elles demanderaient un prix de clairvoyance.

Ils commencèrent par l’herboristerie : un réduit empli d’herbes séchées, de poussières vertes et d’étoffes tannées, où un vieil homme, ridé comme l’écorce d’un arbre, disposait des sachets avec des gestes qui semblaient millénaires. Son regard était double : à la fois absent et parfaitement présent.

« Vous cherchez l’origine, ou bien la loi ? » dit-il d’une voix qui craquait comme des feuilles. « Les deux finiront par se confondre. »

Alexandre sentit son cœur battre plus fort. « Les souhaits… comment fonctionnent-ils ? J’ai l’impression que ce que j’ai obtenu n’a pas émergé du néant. »

Le vieil herboriste posa une branche d’absinthe sur la table et la fit tourner entre ses doigts, comme pour y lire des lignes invisibles. « Tout souhait est une graine. Il faut du sol pour qu’elle prenne. Le marché existe depuis bien avant vos noms — il prospère sur des équilibres : mémoire contre oubli, désir contre silence. Parfois, il échange un élément de la vie pour ce qu’on demande ; d’autres fois, il enfouit le vœu dans la mémoire d’un autre être, où il sommeillera. Ceux qui viennent n’entendent pas toujours le bruissement du sol lorsqu’ils y plantent leurs désirs. »

Maya prit des notes, la mine sombre. « Vous dites qu’un vœu peut se nicher dans la mémoire d’un tiers ? »

« Oui. » Le vieil homme sourit sans amusement. « Un souhait peut migrer, se lover dans un souvenir d’autrui, s’y cacher pour survivre. La personne qui reçoit ce fragment peut ne jamais savoir qu’elle porte l’écho d’un désir. C’est ainsi que le marché se nourrit sans se révéler : il emprunte des pensées, des instants, il emprunte la place d’une image ou d’un son. »

L’explication posa sur Alexandre une pesanteur nouvelle. Les synchronicités qui avaient rattaché son passé à un frère longtemps absent prirent la forme d’un acte moral. Il repensa aux photographies retrouvées, aux appels manqués réapparus comme tirés d’un filet : chaque rétablissement paraissait taillé dans la matière fragile d’autrui.

Ils allèrent ensuite au stand de la couturière. Sa table était un capharnaüm ordonné : morceaux de tissu, aiguilles dorées, bobines de fil qui semblaient garder la lueur d’anciens jours. Elle brodait à l’envers, les motifs naissant sur l’envers des tissus, comme si les destins se cousaient où l’on ne regardait jamais.

« Les désirs ont des coutures. » Elle leva les yeux, très pâle. « Regardez. » Sur un fragment, elle passa la main et retira délicatement un fil qui formait la courbe d’un rire. « On peut tirer ici, et le rire s’effilochera ailleurs, là-bas. » Elle montra une chiffe d’étoffe où le fil tiré avait laissé un vide que la lumière traversait. « Broder n’est pas seulement accroître ; parfois, c’est défaire. Chaque point ajouté tire sur un autre. Les gens veulent des fins nettes, des réparations instantanées, mais ils ignorent que le tissu de la vie tient par une tension collective. »

Alexandre toucha le tissu : il eut la sensation d’y lire ses propres absences. « Si je rends ce que j’ai gagné… » commença-t-il, mais la couture lui coupa la phrase. La couturière hocha la tête. « Le marché rend parfois. Mais il rend selon la couture qu’il connaît. Il n’y a pas de symétrie juste ; il y a des compensations. Et parfois le remboursement passe par l’oubli d’un autre. »

Enfin, ils cherchèrent le marchand d’ombres, vaste presence enveloppée dans des voiles sombres dont les reflets avalaient la lumière. Il parlait en énigmes, comme s’il craignait de prononcer un mot trop net et d’en briser la forme.

« Les ombres gardent mémoire », chuchota-t-il, la voix semblable au froissement d’un rideau. « Un souhait n’est pas une marchandise immobile ; il circule. Parfois il échange, parfois il hiberne. Hiberner, pour notre langue, c’est attendre un réveil qui n’appartient qu’à un autre rythme. Le réveil peut être une coïncidence, un hasard, ou la douleur d’un proche qui perd un fragment pour que l’autre le gagne. »

Alexandre le regarda sans comprendre complètement, puis la phrase prit corps dans son esprit : un vœu qui hiberne dans la mémoire d’un tiers pouvait, demain, se réveiller au prix d’une cassure dans cette mémoire. L’image d’un visage aimé qui oublierait un après-midi entier le traversa comme une lame.

« Alors il y a des règles ? » demanda Maya, la plume suspendue. « Des lois implicites ? »

Le marchand d’ombres étira un sourire sans dents. « Il y a des règles tacites, des usages que ni vous ni vos semblables n’avez écrits mais que le marché applique depuis si longtemps que les gardiens eux-mêmes n’en discutent plus. Équilibre, substitution, hibernation : voilà les principes. Et une dernière chose, souvent oubliée par ceux qui désirent avec empressement : l’intention importe. Un souhait poussé par l’égoïsme nu demande plus d’empreintes au monde qu’un souhait offert en conscience. »

Ces entretiens firent basculer la curiosité d’Alexandre en gravité. La fascination se mua en responsabilité. Le talisman dans sa poche, qu’il avait d’abord tenu comme un instrument de réparation personnelle, lui sembla soudain plus semblable à une clé dangereuse. « Chaque souhait émis dans l’espoir d’un bonheur immédiat peut engendrer des conséquences imprévues », pensa-t-il, non plus comme une formule apprise mais comme une sentence vivante. Les désirs, il le comprit désormais, n’étaient pas isolés ; ils étaient des actes qui touchaient un réseau d’autres vies.

Ils quittèrent les étals, le murmure du marché s’épaississant derrière eux comme une marée. Maya posa la main sur l’épaule d’Alexandre : « Nous savons désormais que ce n’est pas seulement ta vie qui a bougé. Si tu veux réparer, il faudra aller plus loin que ces allées. »

Alexandre regarda la lueur vacillante au bout de la rue, là où des tentes plus profondes semblaient attendre. Il serra sa main sur le petit objet poli, senti le froid de verre contre sa peau. « Alors j’irai. J’irai jusqu’aux gardiens. » Sa voix était mesurée, sans illusion ni vaillance factice, seulement la résolution d’un homme qui commence à comprendre le poids de ses souhaits. Ils se dirigèrent ensemble vers l’obscurité plus dense du marché, conscients que la prochaine rencontre ne serait pas une simple information, mais une négociation où se jouerait la réparation — ou le prix à payer.

La facture cachée derrière les nouveaux bonheurs

Illustration de La facture cachée derrière les nouveaux bonheurs

La pluie avait nettoyé la ville d’une manière qui la rendait plus fragile que d’habitude : les pavés luisaient comme des cartes anciennes, prêtes à être dépliées, et les façades renvoyaient des reflets où Alexandre eut l’impression de se perdre. Assis sur un banc, la tête entre les mains, il laissait la soirée s’étirer autour de lui en lambeaux de lumière. Nocturne s’était blotti contre sa jambe, une présence chaude et compacte qui devait, selon toute vraisemblance, ignorer la morale humaine. Mais Alexandre n’y trouvait ni consolation ni oubli ; seulement la culpabilité, dense et froide, qui lui pesait sur la poitrine.

La première nouvelle était arrivée comme un mot mal imprimé : Thomas, son ami de longue date, avait appelé, la voix étouffée, pour confier qu’il ne retrouvait plus un souvenir précis — ce soir-là, dix ans plus tôt, où il avait décidé de partir, ou de rester ; ce basculement intime, décisif, s’était effacé. « C’était comme si on m’avait arraché une page du livre », avait dit Thomas, et sa voix s’était faite grave, presque reconnaissante alors qu’il ajoutait qu’il se sentait plus léger, étrangement débarrassé d’une rancœur qu’il portait depuis toujours. Alexandre n’avait pas su quoi répondre. Il avait senti, dans ce vide accordé à l’autre, une douleur aiguë qui ressemblait à la sienne propre.

Peu après, au travail, Claire, la collègue à qui il confiait parfois ses doutes, arriva avec les yeux cernés et les mains vides. Son dossier, fruit de longues semaines de nuit et de compromis, avait disparu de l’archive centrale : non effacé, non perdu au sens technique, mais rendu inopérant — des pages manquantes, des signatures qui n’avaient jamais existé. « C’est comme si quelqu’un avait recousu la trame », murmura-t-elle, serrant son sac contre elle. La peur, chez elle, n’était pas la sienne ; c’était la colère d’une femme privée d’un futur professionnel. Claire regarda Alexandre sans savoir pourquoi son regard cherchait un visage coupable.

Ces événements, pris isolément, auraient pu passer pour autant d’accidents. Ensemble, ils formaient une carte menaçante. Alexandre remarqua aussi de minuscules glissements dans la ville : la plaque de la rue qui n’était plus la même, le kiosque du coin de la place qui avait toujours été brun selon sa mémoire et qui, désormais, arborait un vert qu’il n’avait jamais vu, la statue d’un ancien bienfaiteur dont le bras droit s’était rétracté comme si l’air en avait effacé le geste. Personne, autour de lui, ne paraissait voir ces différences ; pour eux, tout continuait comme avant. Pour lui, le monde se délitait à la marge, comme si des dettes invisibles se prélevaient sur l’existence d’autrui.

— Tu te rends compte, dit Maya en s’asseyant à côté de lui, sa voix basse pour ne pas briser la nuit, ils oublient des morceaux et nous, nous avons des morceaux en trop. Alexandre leva les yeux ; son visage était blême, les mains toujours serrées comme pour retenir quelque chose qui voulait s’échapper.

— Je n’ai jamais voulu ça, répondit-il. Je croyais réparer un manque, pas en créer de nouveaux. Mais à chaque pas où je regagne, quelqu’un d’autre recule. C’est comme si mon gain creusait un vide, et que ce vide aspirait ce qui appartenait aux autres.

Maya l’observa un long instant, puis posa sa théorie sans emphase, comme on pose une pierre pour la mesurer. « Et si le marché fonctionnait sur un principe d’économie morale ? » dit-elle. « Chaque souhait est un débit sur un compte collectif. Pour qu’un équilibre apparaisse ici, il faut qu’il disparaisse ailleurs. Ce n’est pas aléatoire, Alexandre. C’est comptabilité. »

Il eut envie de rire de cette image, de voir en elle une boutade. Mais l’idée colla à ses pensées comme le signe d’un calcul froid : un grand livre où chaque désir est inscrit, où chaque crédit exige un prélèvement. L’image le rendit malade. Imaginer son bonheur comme une somme étrangère retirée au profit d’autrui — qui déciderait de cette redistribution ? Par quelle logique ?

La culpabilité devint tangible le jour où Thomas raconta, avec une maladroite gratitude, qu’il ne sentait plus l’irritation qui l’avait rongé après une dispute avec sa sœur ; Claire, quant à elle, avait perdu son projet mais évitait de mentionner la possibilité qu’il y ait un lien. Les conversations autour d’Alexandre prenaient désormais un parfum de détachement, comme si, quelque part, une main invisible ménageait un échange dont il était l’instigateur. Le goût du bonheur qu’il avait obtenu — la réouverture d’un canal familial dont il avait espéré la chaleur — commençait à s’effriter dans sa bouche. Chaque article de joie qu’il ramassait semblait l’affamer davantage. Plus il goûtait à la réparation, plus il explorait un manque qui s’élargissait.

— Alors, que proposes-tu ? demanda Alexandre, la voix cassée. Je peux renoncer. Mais renoncer à quoi exactement ? À ce visage retrouvé ? À ce téléphone qui sonne après des années de silence ? Et qui paierait le vide laissé en échange ?

Maya se mit à marcher, comme pour trouver des mots dans le déplacement. « Nous pouvons retourner au marché », dit-elle enfin. « Demander réparation. Mais il y a une autre loi dont je souffre de te parler : le marché ne fonctionne pas en annulations nettes. Il échange. Si tu rends ce que tu as reçu, quelque chose d’autre disparaîtra. Parfois, il prend ce que tu chéris le plus. Parfois, il choisit pour toi. »

Il sentit les mots comme une lame. Le prix d’un renoncement n’était pas prévisible ; il était le choix d’une entité qui ajustait des équilibres selon des règles qui lui échappaient. Alexandre pensa au frère retrouvé dans ses messages, à la voix reconstituée lors d’appels hésitants. Pensait-il vraiment pouvoir sacrifier ce regain de vie pour réparer les dommages infligés à Thomas, à Claire, à la ville ? À chaque possibilité envisagée, une autre perte se dessinait, moins tangible, mais peut-être plus essentielle encore : la disparition de souvenirs qui formaient son identité, l’effacement de gestes qui l’avaient façonné.

La nuit glissa ; des voitures passèrent, des réverbères s’allumèrent, et la ville reprit son souffle. Nocturne leva la tête et miaula, comme pour lui rappeler que la vie continuait, que les affaires humaines étaient parfois trop grandes pour être résolues par un seul cœur. Alexandre se redressa, le visage durci par la décision qui mûrissait. Il comprit qu’il ne pouvait plus se contenter d’observer les conséquences ; il devait en connaître l’origine, confronter le mécanisme qui transformait ses désirs en dettes publiques.

— Je dois y retourner, dit-il enfin. Pas pour fuir ce que j’ai gagné, ni par lâcheté. Pour savoir. Pour négocier si c’est possible. Et si le marché exige un prix, il faut que je sache lequel, et pourquoi c’est tombé sur eux. Claire. Thomas. D’autres.

Maya acquiesça, le regard grave, et posa la main sur son épaule en un geste de soutien qui ne promettait rien d’autre que la présence. « Alors nous irons », répondit-elle. « Mais prends avec toi ce que tu peux perdre sans te perdre. »

Ils laissèrent la forêt lumineuse des rues derrière eux, et la silhouette du marché nocturne, quand elle apparut dans l’obscurité, n’était déjà plus la même qu’aux premiers instants. Alexandre sentit, au creux de sa poitrine, la lourde responsabilité de celui qui a demandé sans connaître le tarif. La route vers les lanternes était une auberge de non-retour ; il savait que la prochaine rencontre se jouerait sur un terrain de logique implacable où les souhaits ne sont que des ordres et les conséquences des monnaies. Il se demanda, en silence, s’il renoncerait finalement à son bonheur — ou s’il apprendrait à vivre avec l’ombre de ce qu’il avait fait payer aux autres.

Negociation avec les gardiens des desiderata antiques

Illustration des gardiens des desiderata antiques

La toile du marché déployait ses lanternes comme autant d’yeux anciens ; pourtant, derrière l’agitation des étals et le chuchotement des vendeurs, Alexandre trouva une porte discrète, une couture dans la nuit qui menait vers une antichambre. L’air y était plus frais, chargé d’une odeur de cire et de papier jauni, comme si le temps lui-même avait été plié et rangé sur des étagères invisibles. Nocturne se glissa devant lui et resta perché sur un coffre, observateur silencieux aux prunelles d’ardoise.

Ils n’avaient pas de visage humain, ou plutôt leur visage avait été poli par les âges : capuches lourdes, silhouettes drapées, mains longues et fines qui semblaient mesurer la lumière. Autour d’une table basse, des gardiens se tenaient immobiles ; des petites balances, des cartes effilochées et des fragments d’objets entassés témoignaient d’une administration patiente des échanges. Leurs voix ne montèrent pas en cadence, elles exposèrent des lois comme on énonce un calcul.

« Alexandre Morel, » dit l’un d’eux sans surprise, comme s’il avait lu son nom sur la peau de l’air. « Tu viens corriger un débit. Chaque desideratum inscrit au marché crée un mouvement : crédit pour toi, débit pour le monde. » Sa diction était glacée de précision. « Un remboursement complet est théoriquement possible. »

Le cœur d’Alexandre battit plus fort, non pas livré à l’espoir naïf, mais à une détermination raidie par la culpabilité. « Que signifie ‘théoriquement’ ? » demanda-t-il. « Quelles conditions ? Quel prix ? »

Une autre silhouette fit un geste, et des sortes de feuilles fines, translucides, furent étalées sur la table. Elles ne contenaient ni mots ni chiffres, mais des impressions : des éclats de vie, des tensions entre des peuples de souvenirs et des villes de gestes. « Le marché n’annule pas la dette sans contrepartie, » expliqua-t-elle. « Il restaure l’équilibre en prélevant là où le déséquilibre a creusé. Ce sacrifice n’est pas fixé a priori. Il sera déterminé selon les corrélations causales : ce qui compense au mieux les pertes subies par ceux qui ont été affectés. »

Un silence pesant s’installa, traversé par le tête-à-tête d’Alexandre avec sa propre peur : perdre un autre élément essentiel de sa vie — un souvenir d’enfance, la capacité d’aimer sans remords, la voix de son frère dans sa mémoire. Toutes ces possibilités, indéfinies, se tenaient comme des couteaux cachés derrière des rideaux sombres.

Maya posa la main sur son bras ; sa présence était une ancre. « Si l’équilibre doit être rétabli pour que d’autres retrouvent ce que j’ai pris sans le savoir, alors il faut l’envisager, » dit-elle doucement. « Mais ce n’est pas à moi de choisir à ta place. Je te demande seulement : acceptes-tu que le marché décide, si cela efface ce que ton voeu a pris ? »

Alexandre regarda les gardiens. Ils ne souriaient pas ; leur logique était sans pitié et, paradoxalement, sans malveillance. Ils n’accablaient pas l’homme ; ils appliquaient une règle immémoriale : tout désir déplacé exige un redressement. « Chaque souhait émis dans l’espoir d’un bonheur immédiat peut engendrer des conséquences imprévues, » murmura-t-il, non pour leur apprendre une leçon, mais pour se rappeler à lui-même la portée de son geste.

Un garde, dont la capuche révélait un visage creusé comme un instrument, posa une main sur le petit talisman qu’Alexandre serrait. La pierre semblait moins chaude que la nuit ; elle vibra, comme si la chose même qui avait consenti à son voeu cherchait à s’excuser. « Nous pouvons engager la procédure, » annonça-t-il. « Mais la nature du sacrifice sera révélée seulement au moment de la rétribution. Cela peut affecter ce que tu chéris le plus. »

« Et si je refuse ? » demanda Alexandre, la voix étranglée mais claire.

« Alors le débit restera, » répondit le gardien. « Les pertes se propagent. Les déséquilibres que tu as créés continueront leur lente expansion. Tu vivras avec ce gain et son prix, tandis que d’autres continueront de payer, sans que tu ne saches à qui ou à quoi. Le marché n’exige pas la bonté ; il exige l’équilibre. »

La perspective était une bifurcation : accepter une telle incertitude pour réparer des torts invisibles, ou conserver un bonheur qui portait peut-être la marque d’une injustice. Alex respira longuement ; ses doigts se crispèrent autour du talisman. « Alors que fait-on ? » demanda-t-il, plus à lui-même qu’aux gardiens.

Maya, les yeux fixes et la mâchoire serrée, répondit : « On choisit d’être responsable. Si la restauration peut rendre entier quelqu’un que j’ai brisé sans le savoir, alors je préfère perdre une part de moi plutôt que de laisser la dette courir. Mais c’est ton choix. Je marcherai avec toi, quel qu’il soit. »

Les gardiens échangèrent un regard, qui avait l’évidence d’une balance qui se remet en place. « Nous n’imposons pas, » conclut l’un d’eux, « nous exposons. Prends le temps de décider. La décision seule déterminera la suite. Si tu consentiras, le marché opérera selon ses lois, et la nature exacte du sacrifice apparaîtra progressivement, en accord avec les flux que tu as modifiés. »

Alexandre quitta l’antichambre avec Maya à ses côtés, la lanterne du marché jetant des ombres longues et incertaines sur leur chemin. Il marchait désormais vers une nuit où l’on ne rendrait pas seulement ce qui avait été pris, mais où, peut-être, il faudrait offrir ce qu’il n’imaginait plus pouvoir perdre. La détermination, lourde et claire, l’accompagnait ; le suspense demeurait, tressé avec la gravité d’un choix qui compromettrait son propre paysage intime.

Le choix douloureux et ses répercussions profondes

Illustration du chapitre Le choix douloureux et ses répercussions profondes

Le matin s’ouvrit sur une luminosité pâle qui semblait hésiter entre la ville et le fleuve. Alexandre resta immobile un long instant, assis sur le bord de son lit, la main posée sur la poitrine comme pour sentir si quelque chose de lui avait fui. Ce n’était pas seulement la fatigue qui pesait — c’était une absence précise, comme si une porte intérieure avait claqué et qu’il ne retrouvait plus la clé. Il essaya de remonter le fil d’un souvenir joyeux, un après-midi d’enfance, la voix de son frère riant dans une cuisine trop chaude ; la scène se détacha en fragments polis, sans relief, et la chaleur s’envola. Là où il s’était attendu à trouver la consolation de la mémoire, il ne rencontra qu’une image tiède et lointaine.

Il se leva, la démarche incertaine. Dans la cuisine, Nocturne fila entre ses jambes et frotta sa tête contre ses bottes comme pour lui rappeler qu’il était encore ici, dans ce monde de chair et de voix. Maya était déjà installée à la table, deux tasses fumantes entre les mains, les yeux qui cherchaient immédiatement le visage d’Alexandre pour y lire la nuit qu’il avait passée. Elle ne posa pas de question banale ; elle connaissait le prix que le marché pouvait exiger. Son regard mêlait la compassion à la détermination — elle avait été l’alliée qui l’avait poussé à rendre le souhait et, à présent, elle se tenait prête à en assumer la facture aux côtés de celui qui l’avait formulé.

« Raconte-moi », dit-elle simplement. Sa voix n’était pas pressante ; elle offrait un rivage où accoster. Alexandre prit une photo qui pendait encore d’un fil au-dessus du buffet : lui et son frère sur une plage, poussière d’argent sur les cheveux, un soleil voilé. Il voulut invoquer la sensation de l’eau froide sur les mollets, la manière dont son frère avait juré de leur inventer un avenir. Les mots glissèrent entre ses doigts. Les contours demeuraient, mais le cœur, ce qui faisait vibrer la scène, s’était effacé.

« C’est comme si je lisais une lettre écrite par quelqu’un d’autre, » murmura-t-il. « Je sais que c’est moi sur la photo, mais je ne sens plus ce que j’ai senti. »

Maya posa la photo près de lui et se pencha. Elle ne chercha pas à remplacer la douleur par des explications théoriques. Elle se mit à parler — à dire à voix haute des détails, des menus riens qui agissaient comme des talismans contre l’effacement. Elle évoqua la façon dont son frère avait cassé une branche de parasol par impatience, comment ils avaient ri sans raison, comment Alexandre avait mangé du sable en souriant. Elle ajouta des anecdotes sur des voix, des plaisanteries, des chansons maladroites qu’ils fredonnaient ensemble. À mesure qu’elle parlait, Alexandre sentait naître une présence fragile ; ce n’était pas la mémoire retrouvée, mais le récit qui tenait lieu de mémoire, une corde jetée sur l’abîme.

Les pertes vinrent en vagues, chacune différente. D’abord, ce furent des joies d’enfance — l’odeur d’une tarte aux pommes, le visage d’une maîtresse qui l’avait aimé. Puis, plus intime, il éprouva l’incapacité de revivre certains instants heureux avec les femmes qu’il avait aimées ; les baisers devenaient des notes sans harmonie, les promesses, des phrases isolées sans écho. Chaque tentative de remonter un instant précis produisait une sensation de froid et de papier usé, comme si les souvenirs restaient imprimés mais que la couleur en avait été lavée.

La douleur n’était pas abstraite : elle avait une texture. Lorsqu’il fermait les yeux, il voyait des rideaux se refermer sur des pièces lumineuses. Une part de lui tremblait de reconnaissance — il avait fait ce choix pour réparer autrui — et pourtant la tristesse d’un renoncement personnel le saisissait à la gorge. Il se surprit à tenir la paume sur la poitrine, comme s’il pouvait, par la pression, retenir ces miettes d’affection qui menaçaient de s’envoler.

« Le marché a dit que le sacrifice viendrait en échange de ce que j’avais pris, » dit-il, la voix nasillée. « Il n’a pas dit que ce serait la voix des gens que j’aimais, que ce serait le goût des dimanches. J’ai cru que je perdais des choses extérieures. Pas des pans de moi. »

Maya prit sa main. Sa présence était à la fois un soutien et une ancre morale. « Tu as choisi de réparer parce que tu refuses que d’autres paient pour ta consolation, » répondit-elle. « L’altruisme n’a jamais été exempt de douleur. Mais tu n’es pas seul à porter ça. Tes souvenirs peuvent s’effacer — ou se transformer. Nous pouvons reconstruire des récits. Nous pouvons dire les choses à voix haute, une par une. »

Et c’est ce qu’ils firent. Chaque jour, Maya ramenait des fragments : une vieille cassette enregistrée par la mère d’Alexandre, des messages vocaux qu’il n’avait plus entendus depuis des années, des photos annotées par des mains tremblantes. Elle lui racontait des anecdotes qu’elle avait recueillies auprès d’amis et de voisins, des détails apparemment futiles qui, lorsqu’ils étaient assemblés, rendaient aux instants une forme d’existence. Alexandre écoutait, corrigait parfois, ajoutait des hésitations, car il restait des reliques d’authenticité — un mot, un regard — qui résistaient à l’érosion.

Il y eut des moments de noblesse silencieuse. Une soirée, assis sur le parapet du fleuve, il regarda l’eau et sentit la ville éternuer au loin. Maya déplia une photo et la posa entre eux. « Tu ne te souviens pas de cette journée ? » demanda-t-elle. Il secoua la tête. Elle prit alors la photo et, comme on lit un poème à quelqu’un d’absent, elle lui conta la journée en y mettant la chaleur de sa propre voix. Lorsqu’elle eut fini, Alexandre sentit une émotion qui n’était ni tout à fait la sienne, ni entièrement étrangère : c’était la mémoire prête à se réinventer, médiée par l’amour de l’autre.

Au fil des semaines, la réalité se modifiait dans un équilibre instable. Les visages autour de lui retrouvaient leurs traits, les conséquences qu’il avait voulues réparer se comblaient lentement. Mais la restauration ne se faisait pas sans coût — et le coût, désormais, portait son nom. Alexandre apprit à distinguer les pertes qui le déchiraient des silences qui l’apaisaient. Il découvrit que la liberté de vouloir avait des limites tangibles : on ne peut désirer impunément sans qu’une part de soi-même ne serve de monnaie.

Un soir, alors que la ville s’éteignait dans un halo mauve, Maya posa la main sur son épaule et dit : « Chaque souhait en appelle d’autres. Le marché est un miroir — il nous renvoie ce que nous lui donnons. » Alexandre pensa à cette phrase longtemps après qu’elle eut disparu dans les rues. Il comprit, avec une mélancolie presque sacrée, que sa décision avait été un acte d’amour et que l’amour, parfois, exigeait qu’on abandonne une part précieuse de sa propre histoire.

Ils parlèrent peu de la suite. La discrétion était devenue une seconde nature, non seulement pour protéger le marché mais parce que le monde dehors commençait déjà à bruire de rumeurs. Alexandre sentait, au fond de lui, que les conséquences de son choix dépasseraient sa solitude intime : des regards curieux, des interrogations mal placées, des visées opportunistes. Il se leva, glissa le talisman désormais terni dans la poche de sa veste, et suivit Maya jusqu’au bord du fleuve.

Ils marchèrent côte à côte, la brume du matin effaçant doucement les silhouettes derrière eux. Maya lui tendit une petite photographie : la mer, deux corps minuscules, un rire qui semblait suspendu. « Tiens, » dit-elle, « garde-la. Même si tu n’entends plus la chanson, tu peux la chanter avec moi. » Alexandre prit l’image entre ses doigts, la caressa comme on caresse une blessure. Il savait que ce geste ne rendrait pas ce qui était perdu, mais il savait aussi qu’il était capable de donner un sens à ce vide. Il avait choisi et accepté. Le prix était payé en souvenirs ; le bénéfice, en équilibre rendu aux autres.

Alors que l’aube se précisait, il éprouva une étrange noblesse mêlée de tristesse, une méditation sur la nature du désir et de la responsabilité. Il comprit, sans illusion, que chaque souhait, même formulé pour combler une absence, porte en germe des conséquences imprévues. Ils se retournèrent vers la ville, prêts à affronter les jours où les murmures sociaux prendraient voix et où le secret du marché exigerait de nouvelles défenses. Alexandre sentit Nocturne se faufiler entre leurs jambes, comme un dernier lien vivant entre ce qu’il avait été et ce qu’il serait désormais.

Répercussions sociales et le poids du secret

Illustration des répercussions sociales et du poids du secret

La ville continua d’avancer comme si rien n’avait changé : trams, cafés, vitres embuées le matin. Pour Alexandre, pourtant, chaque pas dans les rues familières portait la pesanteur d’une révélation tue. Il remarquait maintenant des résonances là où auparavant il n’avait vu que hasard : un article passé en murmure à la machine à café, des regards qui s’écartaient lorsqu’il approchait, des conversations éteintes dès qu’il levait la tête. Le marché nocturne des souhaits fantastiques, même absent, étendait ses ondes.

Il se tenait ce soir-là au terminus, la foule l’enveloppant comme une marée. Les visages autour de lui étaient flous, anonymes ; pourtant certains sourcils se relevaient quand ils apercevaient la petite sacoche usée à son côté. Maya se tenait près de lui, immobile, une main serrant un pli de papier. Nocturne, qui s’était faufilé jusque-là et se cachait dans la doublure, agitait à peine ses moustaches.

« Les rumeurs montent, » dit Maya d’une voix basse que le vacarme du tram n’effaçait pas. « On parle du marché dans des cafés, sur des petits forums anonymes. Des gens cherchent des raccourcis. D’autres veulent savoir comment tu as fait. »

Alexandre inspira longuement. Le sacrifice qu’il avait accepté ne l’avait pas délivré d’une autre forme de dette : celle de garder le secret. « Ils ne comprendront pas, » répondit-il. « Même si j’explique… même si je dis que j’ai perdu des souvenirs pour réparer des autres, beaucoup ne voudront pas entendre le prix. Ils voudront le bénéfice sans le coût. »

Maya passa le pli de papier d’une main à l’autre comme on manipule une petite flamme. « C’est pour cela qu’il faut être prudent. » Elle inclina la tête, l’observant. « Plutôt que dénoncer le marché à la lumière, je propose d’écrire. Anonymement. Éveiller les consciences, raconter ce que cela coûte, pas pour juger mais pour informer. Les gens qui sont tentés doivent comprendre que chaque désir a un écho. »

La proposition trouva en Alexandre un écho contradictoire : soulagement et méfiance se mêlaient. Écrire, oui, mais ne risquait-on pas de transformer la mise en garde en publicité ? « Et si ceux qui lisent décident de contourner la prudence ? » demanda-t-il. « Si nos mots deviennent des recettes ? »

Maya posa la main sur son bras. « Nous écrirons sans nom, sans détails qui exposeraient le marché. Nous dirons ce qu’il faut savoir : que le souhait n’est pas gratuit, que des équilibres invisibles se déplacent. Nous n’indiquons ni lieux ni rituels. Nous ne sommes pas des gardiens, Alexandre, mais nous avons une responsabilité. »

La responsabilité. Il sentit ce mot peser comme un objet solide, plus lourd que la plupart des choses qu’il avait portées. Depuis que le souhait avait été rendu, il observait les recompositions humaines avec une sensibilité nouvelle : une collègue promue soudainement sans explication claire, un ami qui évitait un certain banc du parc, un voisin qui récupérait un document disparu l’année précédente mais qui souriait avec une étrangeté mesurée. Des liens se réalignaient, des places se dégageaient et d’autres se refermaient comme si la ville ajustait ses forces vives.

Un soir, un homme l’avait abordé près du marché aux fleurs. Visage ordinaire, voix calculée. « Je sais que vous y étiez, » avait-il lancé. « Je peux vous aider. Quelques informations et vous ne devrez plus rien payer. » Alexandre avait senti le piège : on proposait du troc, non pour réparer mais pour exploiter. Il avait refusé poliment, sans faire de scandale. L’individu avait haussé les épaules et disparu, emportant avec lui une graine de menace. Depuis, d’autres approches s’étaient succédé : des regards insistants dans un bus, des messages anonymes glissés sous sa porte, des demandes voilées d’anciens camarades qui subitement semblaient vouloir connaître ses « conseils » pour trouver le bonheur.

Alexandre garda ces avances pour lui. Porter le secret était devenu un fardeau silencieux. Il repensait souvent aux gardiens des desiderata, à leur logique froide, à la façon dont ils avaient défini les règles sans crier victoire ni regret. Protéger ces règles, pensait-il, relevait moins d’un culte que d’une prudence collective. Le marché n’était pas seulement une curiosité magique : il était désormais un nœud dans le tissu social de la ville.

« Il faut que tu comprennes, » dit Maya en le regardant droit dans les yeux. « Si la vérité sort brute, si quelqu’un prétend savoir comment contourner le prix, cela pourrait déchaîner des conséquences plus vastes encore. Des factions qui voudraient marchander les souhaits, des gens prêts à vendre leur conscience. Nous l’avons vu, Alexandre : le désir se transforme vite en industrie. »

Alexandre sourit, amer. L’idée d’une marchandisation le révoltait autant qu’elle l’effrayait. Il se surprit à imaginer le marché sous des bannières, des stands de masse, des files d’attente où l’on payerait non pas avec des pièces mais avec des morceaux de vie extérieurement invisibles : mémoire, temps, affection. « C’est pire que tout, » murmura-t-il.

Maya sortit alors la feuille qu’elle tenait depuis le début. C’était une page simple, écrite de sa main, sans signature. « J’ai commencé ça, » dit-elle. « Un texte court, destiné à des tracts anonymes, à des forums, à des rencontres dans des bibliothèques de quartier. Pas pour arrêter le marché — nous savons que ce n’est pas ainsi que cela marche — mais pour éveiller ceux qui viennent par curiosité. Leur dire : mesurez votre désir. Pensez aux autres. Les souhaits ne tombent pas du ciel sans remuer ce qui est dessous. »

Alexandre prit le papier. Il lut les phrases, petites, claires, sans théâtre. Quand il releva les yeux, il vit Nocturne qui, d’un mouvement souple, sortit la tête de la sacoche et observa la foule. « Et la discrétion ? » demanda-t-il. « Si ce texte attire l’attention, si quelqu’un nous identifie… »

Maya hocha la tête. « Nous agirons avec prudence. Pseudonyme, diffusion segmentée, rencontres privées. Nous parlerons à ceux qui cherchent, mais pas aux exploiteurs. Nous créerons des balises morales, pas des directives magiques. »

La décision prit la forme d’un petit geste : Alexandre plia le papier et le remit dans la doublure de sa veste, près du cœur. Ce pli symbolisait plus que la promesse d’alerter ; il était la reconnaissance qu’il n’était plus seulement un homme qui avait désiré et payé. Il était devenu un point de passage, un témoin. Et tout témoin porte, en plus de la mémoire, l’obligation de la sagesse.

Les semaines qui suivirent confirmèrent la nécessité de leur prudence. Une rumeur plus structurée apparut, comme une traînée de poudre contrôlée par des voix nouvelles : certaines réclamaient l’ouverture du marché, d’autres promettaient des solutions « ad hoc ». Des groupes se formaient dans l’ombre, attirés par la perspective d’un pouvoir rapide. Alexandre sentait la tension sociale s’épaissir — il n’était plus question seulement de désirs individuels, mais d’une dynamique collective en mutation.

Un soir de fin d’automne, alors que les précédents chapitres de sa vie semblaient s’effilocher et que la ville se préparait à d’autres transformations, il dit enfin, sans chercher à masquer la fatigue : « Si nous ne faisons rien, d’autres le feront à notre place. »

Maya lui prit la main, ferme. « Alors écrivons. Et ensuite, nous trouverons des alliés parmi ceux qui comprennent déjà que le marché ne peut pas être un produit. Il faudra convaincre, négocier, parfois même contrer. Mais pour l’instant, nous commençons par des mots. »

Alexandre acquiesça. Les mots anonymes seraient leur premier rempart, fragile peut-être, mais indispensable. Lorsqu’ils remontèrent la rue ensemble, la ville bruissait d’une promesse et d’une menace mêlées. Le secret pesait toujours — mais maintenant il était partagé et transformé en action. Le marché continuait d’exercer son influence, imprégnant la cité de désirs et de conséquences ; et eux, à leur mesure, allaient tenter de guider la manière dont ces désirs seraient négociés.

Affrontement avec le désir permanent du marché

Illustration de l'affrontement au marché des souhaits

Le marché nocturne battait plus fort que d’habitude, comme un pouls qui s’emballe. Sous les bannières déchirées, les lanternes diffusaient une lumière sanglante ; la foule, compacte et inquiète, retenait son souffle. Nocturne glissait entre les pieux, le poil hérissé, émettant de petits sifflements. Alexandre sentit la pression sur sa poitrine avant même d’entendre les premiers mots : quelque chose devait être décidé ce soir, et vite.

Ils avaient appris l’existence de la faction quelques jours auparavant, par des rumeurs et des tracts distribués au détour des allées. Maintenant, Armand Renier, l’un des marchands les plus loquaces, se tenait sur une caisse, dominant la place. À ses côtés, des hommes en veste élimée mais propres tenaient des lanternes neuves, brillantes — signe, pour certains, d’argent frais et d’intentions commerciales. Armand regarda la foule et parla d’une voix douce, capable de convaincre un bateau de changer de cap.

« Nous proposons l’accès, dit-il, la liberté de choisir. Pourquoi laisser quelques-uns seuls décider du désir de tous ? Vendre des souhaits en masse, c’est rendre la ville plus heureuse. C’est démocratiser le bonheur. »

Une salve d’applaudissements couvrit la fin de sa phrase ; à l’écoute d’Armand, plusieurs visages dans la foule s’éclairaient d’un espoir presque naïf. Mais Maya sentit le danger comme on sent un tremblement sous les semelles. Elle posa la main sur le bras d’Alexandre. « Ce qu’il propose promet la facilité, » murmura-t-elle. « Et la facilité, ici, a toujours un prix. »

La conversation dériva vite en débat. D’un côté, Armand et ses alliés racontaient des histoires de misères qui pourraient être apaisées, de maladies qui pourraient disparaître, de dettes que l’on effacerait d’un mot. De l’autre, il y eut des voix plus anciennes, usées par le temps et la mémoire : Maître Hélion, l’herboriste, la couturière Anaïs, le Marchand d’Ombres dont le regard semblait avaler la lumière. Ils se levèrent pour rappeler la loi non écrite qui régissait le marché depuis des siècles.

« Vous oubliez la comptabilité du désir, lança Hélion. Chaque voeu est une goutte dans un grand bassin. Si l’on en prélève sans compter, le niveau se brise, et tout ce qui en dépend s’assèche. » Sa voix, rauque, portait la fatigue de beaucoup d’années passées à réparer des déséquilibres que d’autres avaient causés par imprudence.

Un jeune vendeur, encore vert et brûlant d’idéaux, répliqua : « Liberté individuelle ! Qui êtes-vous pour interdire à quelqu’un de chercher le bonheur ? »

Alexandre sentit la colère monter en lui, un feu qu’il n’avait pas cherché mais qui s’imposait. Il s’avança, la main dans sa poche où la petite boîte qui avait contenu son premier voeu semblait soudain encore plus lourde. « Un voeu n’est pas anodin, » dit-il d’une voix qu’il voulait ferme. Les regards se tournèrent. « Quand j’ai voulu réparer ce qui me manquait, d’autres ont perdu. Des souvenirs, des projets, des fragments d’eux-mêmes ont disparu. Ce n’est pas une théorie : ce sont des visages que j’ai vus disparaître. Chaque souhait émis dans l’espoir d’un bonheur immédiat peut engendrer des conséquences imprévues. »

Les mots d’Alexandre eurent un effet immédiat. Certains sourcils se froncèrent, d’autres détournèrent la tête. Maya sortit ses carnets et tendit des feuilles où étaient consignées les anomalies : dates, visages, corrélations qui semblaient prouver ce que disait Alexandre. « Nous n’avons pas l’intention de priver qui que ce soit, » ajouta-t-elle. « Mais il faut de la transparence. Il faut des limites. »

La discussion, d’abord verbale, monta en intensité jusqu’à devenir un chœur d’accusations et de justifications. Armand évoqua l’urgence sociale : « Combien de vies auraient été sauvées si ces souhaits avaient été disponibles ? » Hélion répondit en parlant d’équilibres invisibles : « Sauver des vies d’un côté peut en effacer d’autres de l’autre. Nous ne sommes pas des philanthropes productifs, nous sommes des gardiens d’un tissu fragile. »

Alors que les arguments se heurtaient, Alexandre expliqua sans fard le prix qu’il avait payé : la perte de souvenirs chers, l’effacement progressif de scènes intimes qui le définissaient. Il parla de la nuit à la tente des gardiens, des conditions du remboursement, de ces sacrifices choisis mais terribles. Son récit n’était pas un sermon ; c’était un appel. Il demanda non pas d’interdire le marché, mais d’imposer une responsabilité collective. « Nous pouvons éduquer, réglementer, exiger une évaluation des conséquences avant que le souhait ne soit exaucé. Nous pouvons refuser la marchandisation à outrance. »

Quelques vendeurs traditionnels s’échangèrent des regards. Anaïs, la couturière, passa une main rugueuse sur un fragment de tissu brodé, puis prit la parole : « J’ai brodé des destins. Certains fils sont si fragiles qu’un seul nœud peut les rompre. Si vous vendez des voeux à la chaîne, vous tirez ces fils sans regarder. Moi, je refuse d’être complice. » Sa voix, claire, ramena du calme. Hélion hocha la tête, solidifiant une petite coalition.

Mais la faction d’Armand n’était pas seule à compter sur des arguments ; elle avait aussi des ressources et des appuis parmi des habitants pressés, fatigués de l’indécision et aveuglés par la promesse d’un soulagement immédiat. La tension monta ; des poings se serrèrent ; des menaces furent murmurées. La possibilité d’une scission — d’une rupture irréversible du marché — planait comme une menace tangible.

Le marchand d’ombres, qui jusque-là s’était tenu en retrait, intervint enfin d’une voix basse : « Il n’est pas question d’ériger un monopole du doute. Le désir est humain. Mais laisser la ville devenir un étal de promesses sans garde-fous, c’est signer une condamnation lente. » Sa remarque calma un instant les esprits ; le marché semblait suspendu au bord d’une décision collective.

Lorsque la nuit s’épaissit, une urgence nouvelle s’imposa : Armand annonça l’intention de commencer la distribution d’échantillons dès l’aube, pour convaincre les plus sceptiques. Cette décision précipitée fit basculer la balance. Alexandre comprit alors que la bataille ne serait pas seulement rhétorique ; elle exigerait engagement et organisation.

À la lisière du cercle, Maya rassembla les noms et les voix favorables : Hélion, Anaïs, quelques vieux marchands encore loyaux aux règles anciennes. Ils échangèrent des regards résolus. Nocturne, hagard, sauta sur la sacoche d’Alexandre comme pour y trouver un abri. « Si nous laissons faire, dit Maya, demain la ville entière pourra souhaiter sans savoir ce qu’elle dérobe. Nous devons proposer autre chose : des gardes, des critères, une information sincère aux demandeurs. »

La nuit se termina en un compromis fragile de façade : la faction d’Armand obtint un sursis, les anciens obtinrent la promesse d’une assemblée consultative au lever du jour. Mais chacun savait que le sursis était précaire. Les visages dans la foule trahissaient l’idée qu’une décision plus profonde resterait à prendre. Alexandre sentit la fatigue et la nécessité d’un rôle plus actif : il ne lui suffirait pas de témoigner ; il devrait convaincre, négocier, et peut-être, s’engager à une nouvelle garde collective.

Alors que la place se dépeuplait, les lanternes se consumant comme autant de fragments de volonté, Alexandre et Maya restèrent un instant seuls sous une bannière qui voletait encore. « Nous avons gagné du temps, » dit Alexandre, la voix brisée par l’effort. « Mais la bataille pour la responsabilité commence maintenant. » Maya hocha la tête, déjà en train d’établir la liste des alliés et des points à défendre. Nocturne ronronna faiblement, comme une promesse frêle.

En silence, ils se préparèrent à transformer l’indignation en règles concrètes, à porter la mémoire des pertes et la profondeur des conséquences jusqu’aux négociateurs du lendemain. La ville, tiraillée entre désir et équilibre, s’apprêtait à recevoir les premiers contours d’un nouveau droit : non pas l’interdiction du souhait, mais la reconnaissance que chaque souhait engage toujours plus que son auteur.

Résolution morale et le marché qui perdure

Alexandre et Maya devant l'entrée du marché nocturne, lanternes et stands en retrait

La première nuit après l’accord, la rue qui menait au marché semblait respirer plus lentement, comme si les lanternes elles-mêmes avaient appris la mesure. Des banderoles de tissu léger pendaient désormais au-dessus des allées, portant des signes brodés à la main : « Transparence », « Responsabilité », « Vérifier avant de désirer ». Alexandre se tint un long instant devant l’arche d’entrée, la paume chaude sur le bois poli, et sentit le poids discret d’une histoire qui n’était pas seulement la sienne s’alléger et se recomposer.

Autour de lui, les vendeurs s’activaient avec une retenue nouvelle. L’herboriste aux doigts écorchés distribuait de petites fiches explicatives sur les mécanismes du marché ; la couturière rangeait les lambeaux de destin dans des étuis numérotés, consignés par deux témoins. Un marchand d’ombres, jadis irascible, dut s’adapter : il affichait à présent, à côté de ses boîtes, une liste de contreparties connues, imprimée sur un papier simple. Les murmures habituels n’avaient pas disparu, mais ils n’avaient plus la violence d’autrefois. Ils avaient la cadence d’une ville qui apprend à prendre soin de sa propre curiosité.

« Nous n’avons rien gagné en détruisant le marché, » dit Maya en joignant ses mains, sa voix claire dans l’air du soir. « Mais nous pouvons lui apprendre à ne plus nuire autant. »

Alexandre hocha la tête. Son regard, que la fatigue avait creusé, s’éclaira d’une détermination tranquille. « Je ne peux effacer ce que j’ai demandé, » répondit-il, « ni ce que j’ai perdu pour que d’autres retrouvent. Mais je peux accepter d’en porter la trace et d’aider ceux qui viendront après. Chaque souhait a un prix ; notre devoir est de le rendre visible. »

Ils instaurèrent, dans un coin discret du marché, un petit cercle — une table de bois usée, quelques chaises, des lampes à huile et une armoire où l’on consignait anonymement les récits. Le cercle ne proposait pas d’interdire les vœux ; il offrait des récits, des témoins, des temps de parole. On y affirmait que le désir n’était pas honteux mais qu’il méritait d’être éclairé. Des visiteurs s’arrêtèrent d’abord par curiosité, puis par besoin : des hommes et des femmes dont le regard trahissait une urgence timide, des jeunes à l’envie flamboyante, des vieillards cherchant une dernière réparation. On leur expliquait — simplement, sans sermon — que la magie, si elle existe, est une économie morale où les comptes doivent être entendus.

« Vous voulez un échange ? » demandait Maya, prenant le rôle de conseillère. « Très bien. Parlons d’abord de ce que vous acceptez de perdre. »

Une jeune femme, les mains serrées autour d’un paquet, répondit à demi-mot : « Je veux que mon père se souvienne de moi. »

Maya posa une feuille et un crayon devant elle. « Qui, autour de vous, pourrait perdre pour que ce souvenir revienne ? »

La question ne visait pas à culpabiliser mais à faire réfléchir. Le silence qui suivit fut sa propre réponse.

Le marché accepta, à regret et par nécessité, un ensemble de règles nouvelles. Elles furent rédigées par plusieurs vendeurs et scellées par les gardiens : un registre d’échange où chaque souhait était inscrit, une obligation d’accompagnement post-voeu — au moins une séance de suivi au cercle —, et un délai de réflexion. Les demandes collectives, qui menaçaient de transformer le bazar en produit de masse, furent strictement encadrées. Ces règles n’étaient pas parfaites ; elles avaient la fragilité des compromis. Elles reconnaissaient cependant une vérité essentielle : la liberté de vouloir ne vaut rien si elle ignore les conséquences.

Certaines voix, dans le marché, restèrent réticentes. Le marchand qui avait prôné la vente en série parla encore haut. « On empêche les gens d’être heureux ! » cria-t-il une nuit, la gorge sèche. Mais la foule, qui avait entendu trop d’histoires de bonheur acquis au détriment d’autrui, resta silencieuse. Alexandre s’approcha de lui, sans reproche dans la voix. « Tu as raison sur une chose, » dit-il doucement. « Les désirs doivent vivre. Mais ils doivent aussi savoir à quoi ils servent. » Le marchand, épuisé, finit par s’asseoir, ses mains tremblantes sur un sac de pièces. Sa révolte n’était plus une menace : elle était désormais une question que chacun, d’une façon ou d’une autre, devait résoudre.

Il y avait des nuits où Alexandre sentait encore les absences comme des pierres dans sa poche : des souvenirs effilochés, des noms qui se défaisaient. Mais la douleur, au lieu de le consumer, le tenait en éveil. Il apprit à nommer ses pertes lors des veillées du cercle, à parler d’elles sans chercher à les réparer à tout prix. Les autres écoutaient. Parfois, on pleurait ensemble. Parfois, on riait des petites absurdités qui restent encore malgré tout. Nocturne, le chat noir, venait se frotter aux jambes des nouveaux venus, et sa présence était un rappel que la vie continue, malgré les prix payés.

« Chaque souhait, même émis pour trouver le bonheur immédiat, vient avec des conséquences imprévues, » dit Alexandre une fois, lors d’une assemblée improvisée. La phrase, simple, balaya l’air comme une vérité que l’on s’autorise à tenir. « La sagesse consiste à les reconnaître et à en assumer la part. »

Les visages autour de lui étaient attentifs. Certaines personnes firent le signe d’un accord silencieux, d’autres prirent des notes. Ce n’était pas une leçon : c’était une proposition — fragile, humaine, nécessaire.

Au fil des semaines, le marché trouva un nouvel équilibre. Il continua d’attirer les curieux et les cœurs brisés, mais il devenait aussi un lieu d’apprentissage. Maya et Alexandre animèrent de petites séances où l’on racontait des histoires de conséquences ; des vendeurs expliquèrent, pour la première fois, leurs contreparties. Rien ne fut effacé entièrement, et c’était bien ainsi. Le monde ne se refait pas par décret ; il se reconstruit, pierre par pierre, grâce à des gestes modestes et répétés.

En acceptant la complexité plutôt que la solution radicale, Alexandre découvrit une paix paradoxale : il n’avait pas retrouvé tous ses souvenirs, mais il avait retrouvé une place — celle de l’homme qui veille à ce que le désir ne détruise pas sans payer sa dette. Tandis que la nuit s’étirait et que les lanternes se reflétaient sur les pavés humides, il posa avec Maya une petite lanterne à l’entrée du cercle. Le feu vacilla, puis s’assit, tranquille. Ils se turent un moment, laissant le marché respirer autour d’eux, sachant que la vigilance serait désormais leur travail le plus humble.

Le marché perdurait, non comme une relique immobile, mais comme un miroir tendu à la ville : il renvoyait ses désirs et ses responsabilités, ses éclats et ses pertes. Alexandre prit la main de Maya et, sans promesse de miracles, se sentit prêt à accompagner ceux qui se présenteraient — non pour empêcher l’envie humaine, irréductible, mais pour que l’on puisse, ensemble, en mesurer le prix et, peut-être, en rendre une part acceptable.

Cette histoire intrigante nous enseigne que chaque souhait peut avoir des répercussions inattendues. N’hésitez pas à partager vos réflexions et à explorer d’autres récits qui défient notre perception du réel.

  • Genre littéraires: Fantastique
  • Thèmes: désir, conséquences, mystère, quête personnelle
  • Émotions évoquées:intrigue, émerveillement, réflexion
  • Message de l’histoire: Chaque souhait émis dans l’espoir d’un bonheur immédiat peut engendrer des conséquences imprévues.
Marché Nocturne Des Souhaits Fantastiques| Fantastique| Souhaits| Conséquences| Marché Nocturne| Mystère
Écrit par Lucy B. de unpoeme.fr

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