Monsieur,
Vous ûˆtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville j ã Ma ville natale est supûˋrieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n’ai plus
d’illusions. Parce qu’elle est û cûÇtûˋ de Mûˋziû´res, ã une ville qu’on ne trouve pas, ã parce qu’elle voit pûˋrûˋgriner dans ses rues deux ou trois
cents de pioupious, cette benoûÛte population gesticule, prudhommesquement spadassine, bien autrement que les assiûˋgûˋs de Metz et de Strasbourg ! C’est effrayant, les
ûˋpiciers retraitûˋs qui revûˆtent l’uniforme ! C’est ûˋpatant, comme ûÏa a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers, et tous les ventres, qui,
chassepot au céur, font du patrouillotisme aux portes de Mûˋziû´res ; ma patrie se lû´ve !… Moi, j’aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c’est mon
principe.
Je suis dûˋpaysûˋ, malade, furieux, bûˆte, renversûˋ ; j’espûˋrais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohcmienne-ries
enfin ; j’espûˋrais surtout des journaux, des livres… Rien ! Rien ! Le courrier n’envoie plus rien aux libraires ; Paris se moque de nous joliment : pas un seul livre nouveau ! c’est la
mort ! Me voilû rûˋduit, en fait de journaux, û l’honorable Courrier des Ardennes, ã propriûˋtaire, gûˋrant, directeur, rûˋdacteur en chef et rûˋdacteur
unique : A. Pouillard ! Ce journal rûˋsume les aspirations, les véux et les opinions de la population : ainsi jugez ! c’est du propre !… On est exilûˋ dans sa patrie !!!
Heureusement, j’ai votre chambre : ã Vous vous rappelez la permission que vous m’avez donnûˋe. ã J’ai emportûˋ la moitiûˋ de vos livres ! J’ai pris le Diable û
Paris. Dites-moi un peu s’il y a jamais eu quelque chose de plus idiot que les dessins de Grandville ? ã J’ai Costal l’Indien, j’ai la Robe de Nessus, deux romans intûˋressants. Puis,
que vous dire ?… J’ai lu tous vos livres, tous ; il y a trois jours, je suis descendu aux Epreuves, puis aux Glaneuses, ã oui ! j’ai relu ce volume ! ã puis ce fut tout !… Plus
rien ; votre bibliothû´que, ma derniû´re planche de salut, ûˋtait ûˋpuisûˋe !… Le Don Quichotte m’apparut ; hier, j’ai passûˋ, deux heures durant, la revue des bois de
Dorûˋ : maintenant, je n’ai plus rien !
Je vous envoie des vers ; lisez cela un matin, au soleil, comme je les ai faits : vous n’ûˆtes plus professeur, maintenant, j’espû´re !…
l’air de vouloir connaûÛtre Louisa Siefert, quand je vous ai prûˆtûˋ ses derniers vers ; je viens de me procurer des parties de son premier volume de poûˋsies, les Rayons
perdus, 4* ûˋdition. J’ai lû une piû´ce trû´s ûˋmue et fort belle, Marguerite ;
Moi, j’ûˋtais û l’ûˋcart, tenant sur mes genoux
Ma petite cousine aux grands yeux bleus si doux :
C’est une ravissante enfant que Marguerite
Avec ses cheveux blonds, sa bouche si petite
Et son teint transparent…
Marguerite est trop jeune. Oh ! si c’ûˋtait ma fille,
Si j’avais une enfant, tûˆte blonde et gentille,
Fragile crûˋature en qui je revivrais,
Rose et candide avec de grands yeux indiscrets !
Des larmes sourdent presque au bord de ma paupiû´re
Quand je pense û l’enfant qui me rendrait sifiû´re,
Et que je n’aurai pas, que je n’aurai jamais;
Car l’avenir, cruel en celui que j’aimais,
De cette enfant aussi veut que je dûˋsespû´re…
Jamais on ne dira de moi : c’est une mû´re !
Et jamais un enfant ne me dira : maman !
C’en est fini pour moi du cûˋleste roman
Que toute jeune fille û mon ûÂge imagine…
Ma vie, û dix-huit ans, compte tout un passûˋ.
ã C’est aussi beau que les plaintes d’Antigone avu|upT), dans Sophocle.
J’ai les Fûˆtes galantes de Paul Verlaine, un joli in-12 ûˋcu. C’est fort bizarre, trû´s drûÇle ; mais vraiment, c’est adorable. Parfois de fortes licences : ainsi,
Et la tigresse ûˋpou ã vantable d’Hyrcanie
est un vers de ce volume. Achetez, je vous le conseille, la Bonne Chanson, un petit volume de vers du mûˆme poû´te : ûÏa vient de paraûÛtre chez Lemerre ; je ne l’ai pas lu :
rien n’arrive ici ; mais plusieurs journaux en disent beaucoup de bien.
Au revoir, envoyez-moi une lettre de 25 pages ã poste restante ã et bien vite !
A. RIMBAUD
P.S. û bientûÇt, des rûˋvûˋlations sur la vie que je vais mener aprû´s… les vacances…
Monsieur Georges Izambard, 29, rue de l’Abbaye-des-Prûˋs, Douai (Nord). Trû´s pressûˋ.