volonté de parler d’elles, n’éprouverait au moment de le faire un serrement du cœur et de la gorge se traduisant par une lenteur et une prudence extrêmes de la démarche
intellectuelle, ne mériterait aucunement qu’on le suive, ni, par suite, qu’on accepte sa leçon.
Alors qu’à peu près tous les êtres à rangs profonds qui nous entourent sont condamnés au silence, ce n’est pas comme il s’agit d’eux un flot de paroles qui convient;
une allure ivre ou ravie non plus, quand la moitié au moins enchaînée au sol par des racines est privée même des gestes, et ne peut attirer l’attention que par des
poses, lentement, avec peine, et une fois pour toutes contractées.
Il semble d’ailleurs, a priori, qu’un ton funèbre ou mélancolique ne doive pas mieux convenir, ou du moins ne faudrait-il pas qu’il soit l’effet d’une prévention
systématique. Le scrupule ici doit venir du désir d’être juste envers un créateur possible, ou des raisons immanentes, dont on nous a dès l’enfance soigneusement
avertis, et dont la religion, forte dans l’esprit de beaucoup de générations de penseurs respectables, est née du besoin de justifier l’apparent désordre de l’univers par
l’affirmation d’un ordre ou la confiance en des desseins supérieurs, que le petit esprit de chacun serait incapable de discerner. Or, la faiblesse de notre esprit… il faut bien avouer
que la chose est possible : nous en avons assez de signes manifestes au cours de notre lutte même avec nos moyens d’expression.
Et pourtant, bien que nous devions nous défier peut-être d’un penchant à dramatiser les choses, et à nous représenter la nature comme un enfer, certaines constatations
dès l’abord peuvent bien justifier chez le spectateur une appréhension funeste.
Il semble qu’à considérer les êtres du point de vue où leur période d’existence peut être saisie tout entière d’un seul coup d’œil intellectuel, les
événements les plus importants de cette existence, c’est-à-dire les circonstances de leur naissance et de leur mort, prouvent une propension fâcheuse de la Nature à
assurer la subsistance de ses créatures aux dépens les unes des autres, — qui ne saurait avoir pour conséquence chez chacune d’entre elles que la douleur et les
passions.
Je veux bien que du point de vue de chaque être sa naissance et sa mort soient des événements presque négligeables, du moins dont la considération est pratiquement
négligée. J’accepte encore que pour toute mère enfanter dans la douleur soit une piètre punition, très rapidement oubliée.
Aussi n’est-ce pas de telles douleurs, ni celles qui sont dues à tels accidents ou maladies, qu’il serait juste de reprocher à la Nature, mais des douleurs autrement plus graves :
celles que provoque chez toute créature le sentiment de sa non-justification, celles par exemple chez l’homme qui le conduisent au suicide, celles chez les végétaux qui les
conduisent à leurs formes…
… Une apparence de calme, de sérénité, d’équilibre dans l’ensemble de la création, une perfection dans l’organisation de chaque créature qui peut laisser
supposer comme conséquence sa béatitude; mais un désordre inouï dans la distribution sur la surface du globe des espèces et des essences, d’incessants sacrifices, une
mutilation du possible, qui laissent aussi bien supposer ressentis les malheurs de la guerre et de l’anarchie : tout au premier abord dans la nature contribue à plonger l’observateur dans
une grave perplexité.
Il faut être juste. Rien n’explique, sinon une mégalomanie de création, la profusion d’individus accomplis de même type dans chaque espèce. Rien n’explique chez chaque
individu l’arrêt de la croissance : un équilibre? Mais alors pourquoi peu à peu se défait-il?
Et puis donc, aussi bien, qu’il est de nature de l’homme d’élever la voix au milieu de la foule des choses silencieuses, qu’il le fasse du moins parfois à leur propos…