Les Ombres de Mémoire
Un orphelin hagard, vêtu de lune pâle,
Franchit l’antre mouvant des chênes sépulcraux.
Ses pas, lourds de secrets que le destin dévoile,
Cherchaient l’écho lointain d’un sanglot maternel,
Spectre évanoui dans les plis du passé.Le vent, funèbre archet, stridulait sa détresse,
Tordant les branches noires en doigts accusateurs ;
L’enfant, l’âme en lambeaux, étreignait une lettre,
Parchemin jauni par les larmes et les ans,
Où dansait une écriture à l’encre délavée :
« Reviens avant la nuit où les morts dansent seuls. »
Soudain, entre les troncs aux écorces mensongères,
Une lueur trembla, fragile espoir de chair,
Forme diaphane au regard de mélancolie.
C’était elle, l’absente aux cheveux de printemps,
Celle dont les portraits pleuraient dans les greniers,
Ombre aimée que le temps avait rendue étrangère.
« Ô toi qui hantes mes songes comme un remords,
Parle ! » cria l’enfant, voix brisée par l’attente.
La vision frémit, tissée de brume et d’heure,
Et sa bouche d’argent fit trembler les fougères :
« Chercheur d’adieux perdus dans l’abîme des jours,
Pourquoi braver l’interdit des portes sans clé ?
— Je suis venu cueillir les roses de l’aube première,
Retrouver le rire au bord de la source claire,
Avant que le chagrin ne morde nos destins.
Rends-moi ce jour d’azur où ta main dans la mienne
Écrivait des serments sur l’écorce des hêtres !
— Les hêtres sont tombés, l’écorce est devenue cendre.
Regarde… » Dans son geste, un monde se déchira :
Le sol vomit soudain mille débris de joie,
Berceau calciné, jouets aux yeux éteints,
Collier de perles fausses rongé par les années.
« Vois-tu ces souvenirs qui saignent dans la terre ?
Chaque pas en arrière est un piège de fer.
Laisse mourir les morts, enfant de la poussière,
Car nul ne peut forcer la nuit à redevenir aurore.
— Mais je t’ai vue hier, près du puits aux herbes folles,
Ton châle couleur d’orage accroché aux étoiles !
— Ce que tu as touché n’était qu’un songe vain,
Reflet de ce qui fut dans le miroir du vent.
Alors, ils s’affrontèrent, le vivant et l’absence,
Lui brandissant les mots gravés sur son poignet,
Elle, dévidant l’heure en fils de destinée.
La forêt tout entière devint leur champ de bataille,
Les racines grondant comme des chiens trahis,
Les feuilles sifflant des noms que plus personne ne sait.
« Prends ma main ! fuit l’enclos de ces arbres-jaloux !
— Ma main n’est que brume où glisse ta lumière.
Essaie encore une fois de m’arracher au voile,
Et je tomberai en poudre aux creux de tes paumes.
— Plutôt ce néant-là que ton éternel départ !
— Tu préfères les cendres aux braises du hasard ?
Viens… » Elle l’entraîna vers un lac de ténèbres,
Où nageaient lentement des visages fanés.
« Ici dorment ceux qui voulurent ressusciter
L’amour enterré sous les saisons mortes.
Chaque bulle est un cœur qui battit trop de rêves,
Chaque vague un soupir prisonnier de l’oubli.
L’enfant y vit son reflet vieillir d’un coup de fièvre,
Ses yeux creusés de valses avec les revenants,
Sa peau marbrée des traces de doigts invisibles.
« Recule ! cria l’ombre aux lèvres de cristal,
La mémoire est un puits où l’on se noie en dormant.
— Je boirai jusqu’à la lie pour retrouver ton parfum !
Et dans un geste fou, il plongea vers les ombres,
Brisant le miroir liquide où dansait leur passé.
L’eau hurla. Le ciel tomba en morceaux de silence.
Quand il émergea, seul, de cette mer fantôme,
Dans ses bras ruisselants ne restait qu’un manteau
De feuilles pourries collées à son sanglot.
La forêt ricana dans son langage âpre,
Les corbeaux écrivirent son nom sur les nuages.
L’orphelin, à genoux dans la boue des adieux,
Sentit croître en lui les racines du chêne,
L’écorce envahir ses veines, lente et sûre,
Les doigts se tordre en branches porteuses de givre.
« Ainsi donc tu me punis d’avoir trop aimé
Ce qui ne doit hanter que les livres du soir ?
— Tu n’es plus désormais qu’un gardien de cendres,
Geôlier des souvenirs que le monde abandonne. »
Sa voix se dissipa comme neige en avril,
Le laissant statue au milieu des décombres.
Les siècles ont passé. Parfois, quand la lune pleure,
On entend un sanglot sous l’écorce fendue,
Et les voyageurs disent qu’en frôlant ce vieux tronc,
Ils ont vu deux yeux d’ambre où brillait une larme,
Tandis qu’au loin, très loin, une ombre féminine
Danse avec les feuillards un menuet d’hiver.
Ainsi meurt l’espérance aux portes du mystère :
En étreignant trop fort les fantômes aimés,
On devient à son tour figure de légende,
Arbre pleurant sa vie aux carrefours du temps,
Tandis que la forêt, insensible et superbe,
Continue d’engendrer ses nuits de souvenirs.