L’Adieu des Abîmes
Franchit les rocs mordus où gronde l’aquilon,
Son armure rougie aux lèvres du torrent
Porte les pleurs du ciel et l’écume des monts.
La mer, bête sans frein que la lune hallucine,
Déchire de ses crocs les flancs du promontoire,
Et sous les astres morts, sa crinière saline
Enlace le regret et tisse la mémoire.
Il vient, l’homme d’acier que le destin transperce,
Chercher dans ce chaos un visage envolé,
Celle dont les cheveux, plus doux que l’univers,
Couvraient de nuit clémente un royaume exilé.
Ses pas creusent la falaise où jadis, ô tendresse,
Leurs cœurs unis bravaient l’éternel déchirement,
Mais le temps, ce larron à la froide caresse,
A scellé leur amour dans un diamant d’vent.
Soudain, dans la tourmente où se meurt l’espérance,
Une lueur s’élève au sein des flots mouvants :
C’est elle, spectre blanc que la vague balance,
Son regard est un phare au pays des vivants.
« Ô toi que j’appelais ma rose et mon étoile,
Pourquoi fuir nos printemps au verger du passé ?
— La mer est notre juge et son noir tribunal
A juré d’arracher ce que Dieu nous a donné.
Vois comme l’infini se fait chair dans l’orage,
Nos soupirs sont trop lourds pour ses bras insensés,
L’océan veut noyer jusqu’au dernier mirage
Et punir les amants qui ont trop espéré.
Pars, noble inconnu dont l’âme est ma patrie,
Je ne suis qu’un reflet sur le miroir des eaux,
Le sort a ciselé notre tragique histoire
Dans le cristal maudit qui se brise aux tombeaux. »
Le guerrier tend les bras vers l’apparition pâle,
Mais déjà l’ombre avale et son geste et ses mots ;
Leurs doigts presque unis subissent l’intervalle
Où gronte l’univers tout entier à leurs dos.
« Non ! Cria-t-il, ô mer, rends-moi cette lumière
Qui fit de ma nuit noire un jardin de couleurs !
Prends ma vie en tribut, prends mon sang, prends mes heures,
Mais laisse-moi l’étreindre une ultime douleur ! »
La voix de la sirène alors monta, plus triste
Que le glas des vaisseaux perdus dans le brouillard :
« Écoute : l’astre d’or qui guidait nos conquêtes
S’est éteint en secret dans le puits du hasard.
Nos destins enlacés sont fils de l’amertume,
Le vent nous a trahis, les cieux nous ont menti,
Je ne suis qu’un songe errant sur l’écume,
Et toi, l’éternel veuf du bonheur interdit.
Rappelle-toi le jour où sous la voûte immense,
Nous avons cru pouvoir défier l’horizon :
Nos mains jointes formaient un pont vers l’innocence,
Mais le monde est un piège où meurt la trahison.
Aujourd’hui, le décor de nos fières folies
N’est plus que rocs sanglants et nuages pourris,
L’écho de nos rires est devenu vertige
Et l’aube a refermé son livre de rubis.
Va, mon âme se fond aux larmes de Neptune,
Je ne puis traverser le mur de l’absolu ;
Chaque pas vers ta chair serait sacrilège,
Chaque baiser, un feu que l’abîme a voulu.
Garde en ton sein tremblant cette rose fanée
Dont chaque pétale porte un adieu glacé,
Et quand viendra la nuit des étoiles ternies,
Souviens-toi que l’amour… » Le reste s’est tait.
Sous un ciel de métal où grondent les présages,
Le chevalier se dresse, ultime monument ;
Il défie les flots noirs, les vents et les orages,
Mais le néant répond à son serment latent.
La vague alors se brise en mille diamants pâles
Qui dessinent soudain le contour d’un visage :
Un sourire de nacre, un front de marbre pur
Qui s’efface à jamais dans le grand paysage.
Il reste là, figé, statue de désastre,
Les yeux buvant la nuit où tout s’est englouti,
Son cœur n’est plus qu’un givre au bord du désastre,
Un chant sans instrument, un ciel sans infini.
Et la mer, éternelle en sa froide colère,
Continue à broyer les rêves des humains,
Tandis qu’au firmament, une étoile solitaire
Saigne son pollen d’or sur le chemin sans fin.
Des années ont passé. Les marins en vigie
Rcontent qu’en hiver, quand hurlent les corbeaux,
On entend une voix plus tendre que la vie
Qui mêle aux vents salés le son des anciens mots.
Et parfois, quand la lune est une lame claire,
Apparaît sur les eaux un couple enlacé :
Lui, fantôme d’acier couronné de colère,
Elle, brume d’argent que le chagrin a ciselé.
Ils dansent un ballet que le temps ne peut rompre,
Deux ombres sans repos au bord de l’univers,
Leurs mains cherchent en vain la chaleur qui les sut
Mais ne trouvent que l’onde et les regards pervers.
Ainsi s’accomplit l’œuvre inexorable et sombre
D’un amour trop ardent pour survivre au réel,
La mer garde leur cri comme un secret dans l’ombre
Et l’étoile, témoin, pleure au-delà du ciel.
Nul ne saura jamais, dans les cités lointaines,
Pourquoi chaque printemps, quand renaît la douleur,
Les flots jettent au soir des perles incertaines
Qui portent les prénoms scellés par le malheur.
Le chevalier erre encore, son armure rouillée
N’est plus qu’un linceul vert sous les astres mouvants,
Et son amour défunt, vaste ombre déployée,
Hante l’éternité des naufrages vivants.
La légende s’enroule au granit des falaises,
Les enfants de la plaine en font un chant discret,
Mais l’océan connaît le poids de leurs braises
Et rit dans son fracas de ce feu trop secret.
Ainsi vont les destins que la douleur cisèle,
Fragiles papillons dans la main du chaos,
L’homme avait cru pouvoir dompter les querelles
Du temps et de l’espace… Il n’en reste que l’eau.
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