Chers amis,
J’arrive ce matin à Gênes, et reçois vos lettres. Un passage pour l’Egypte se paie en or, de sorte qu’il n’y a aucun bénéfice. Je pars lundi 19, à 9 heures du
soir. On arrive à la fin du mois.
Quant à la façon dont je suis arrivé ici, elle a été accidentée et rafraîchie de temps en temps par la saison. Sur la ligne droite des Ardennes en Suisse,
voulant rejoindre, de Remiremont, la correspondance] allemande à Wesserling, il m’a fallu passer les Vosges ; d’abord en diligence, puis à pied, aucune diligence ne pouvant plus
circuler, dans cinquante centimètres de neige en moyenne et par une tourmente signalée. Mais l’exploit prévu était le passage du Gothard, qu’on ne passe plus en voiture
à cette saison, et que je ne pouvais passer en voiture.
À Altdorf, à la pointe méridionale du lac des Quatre-Cantons qu’on a côtoyé en vapeur, commence la route du Gothard. À Amsteg, à une quinzaine de
kilomètres d’Altdorf, la route commence à grimper et à tourner selon le caractère alpestre. Plus de vallées, on ne fait plus que dominer des précipices, par-dessus
les bornes décamétriques de la route. Avant d’arriver à Andermatt, on passe un endroit d’une horreur remarquable, dit le Pont-du-Diable, — moins beau pourtant que la Via
Mala du Splùgen, que vous avez en gravure. À Gôschenen, un village devenu bourg par l’affluence des ouvriers, on voit au fond de la gorge l’ouverture du fameux tunnel, les
ateliers et les cantines de l’entreprise. D’ailleurs, tout ce pays d’aspect si féroce est fort travaillé et travaillant. Si l’on ne voit pas de batteuses à vapeur dans la gorge,
on entend un peu partout la scie et la pioche sur la hauteur invisible. Il va sans dire que l’industrie du pays se montre surtout en morceaux de bois. Il y a beaucoup de fouilles minières.
Les aubergistes vous offrent des spécimens minéraux plus ou moins curieux, que le diable, dit-on, vient acheter au sommet des collines et va revendre en ville.
Puis commence la vraie montée, à Hospital, je crois : d’abord presque une escalade, par les traverses, puis des plateaux ou simplement la route des voitures. Car il faut bien se
figurer que l’on ne peut suivre tout le temps celle-ci, qui ne monte qu’en zig-zags ou terrasses fort douces, ce qui mettrait un temps infini, quand il n’y a à pic que 4 900
d’élévation, pour chaque face, et même moins de 4 900, vu l’élévation du voisinage. On ne monte non plus à pic, on suit des montées habituelles, sinon
frayées. Les gens non habitués au spectacle des montagnes apprennent aussi qu’une montagne peut avoir des pics, mais qu’un pic n’est pas la montagne. Le sommet du Gothard a donc
plusieurs kilomètres de superficie.
La route, qui n’a guère que six mètres de largeur, est comblée tout le long à droite par une chute de neige de près de deux mètres de hauteur, qui, à chaque
instant, allonge sur la route une barre d’un mètre de haut qu’il faut fendre sous une atroce tourmente de grésil. Voici plus une ombre dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons
entourés d’objets énormes ; plus de route, de précipices, de gorge ni de ciel : rien que du blanc à songer, à toucher, à voir ou ne pas voir, car impossible de
lever les yeux de l’embêtement blanc qu’on croit être le milieu du sentier. Impossible de lever le nez à une bise aussi carabinante, les cils et la moustache en stalatites,
l’oreille déchirée, le cou gonflé. Sans l’ombre qu’on est soi-même, et sans les poteaux du télégraphe, qui suivent la route supposée, on serait aussi
embarrassé qu’un pierrot dans un four.
Voici à fendre plus d’un mètre de haut, sur un kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux de longtemps. C’est échauffant. Haletants, car en une demi-heure la tourmente
peut nous ensevelir sans trop d’efforts, on s’encourage par des cris, (on ne monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin voici une cantonnière : on y paie le bol d’eau salée 1,50.
En route. Mais le vent s’enrage, la route se comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, un cheval tombé moitié enseveli. Mais la route se perd. De quel côté des
poteaux est-ce ? (Il n’y a de poteaux que d’un côté). On dévie, on plonge jusqu’aux côtes, jusque sous les bras… Une ombre pâle derrière une tranchée :
c’est l’hospice du Gothard, établissement civil et hospitalier, vilaine bâtisse de sapin et pierres ; un clocheton. À la sonnette, un jeune homme louche vous reçoit ; on
monte dans une salle basse et malpropre où on vous régale de droit de pain et fromage, soupe et goutte. On voit les beaux gros chiens jaunes à l’histoire connue. Bientôt
arrivent à moitié morts les retardataires de la montagne. Le soir on est une trentaine, qu’on distribue, après la soupe, sur des paillasses dures et sous des couvertures
insuffisantes. La nuit, on entend les hôtes exhaler en cantiques sacrés leur plaisir de voler un jour de plus les gouvernements qui subventionnent leur cahute.
Au matin, après le pain-fromage-goutte, raffermis par cette hospitalité gratuite qu’on peut prolonger aussi longtemps que la tempête le permet, on sort : ce matin, au soleil, la
montagne est merveilleuse : plus de vent, toute descente, par les traverses, avec des sauts, des dégringolades kilométriques qui vous font arriver à Airolo, l’autre
côté du tunnel, où la route reprend le caractère alpestre, circulaire et engorgé, mais descendant. C’est le Tessin.
La route est en neige jusqu’à plus de trente kilomètres du Gothard. À trente kilomètres] seulement, à Giornico, la vallée s’élargit un peu. Quelques berceaux
de vignes et quelques bouts de prés qu’on fume soigneusement avec des feuilles et autres détritus de sapin qui ont dû servir de litière. Sur la route défilent
chèvres, bœufs et vaches gris, cochons noirs. À Bell inzona, il y a un fort marché de ces bestiaux. À Lugano, à vingt lieues du Gothard, on prend le train et on va
de l’agréable lac de Lugano à l’agréable lac de Como. Ensuite, trajet connu.
Je suis tout à vous, je vous remercie et dans une vingtaine de jours vous aurez une lettre.
Votre ami