Élégie pour un Amour Enfoui sous les Larmes de la Renaissance
Un château se dresse, spectre aux pierres moribondes,
Ses tours éventrées buvant les sanglots du ciel pâle,
Gardien silencieux des passions immondes.
En ses murs lézardés, la ronce a tissé l’ombre,
Étouffant les soupirs des lustres défroqués,
Et l’escalier en deuil, courbé tel un encombre,
Mène aux salons hantés de portraits fracassés.
Là vit Éléonore, fantôme aux yeux d’opale,
Dont les doigts frêles errent sur les claviers muets,
Cherchant en vain les sons d’une romance pâle
Que jadis murmuraient les clavecins rougis.
Son corps n’est qu’un débris de porcelaine fêlée,
Sa robe, un linceul brodé de larmes et de fards,
Et sa voix, un cristal que la honte a gelée :
Elle est l’ultime écrin d’un amour sans regards.
Or, par les nuits d’hiver où la lune se voile,
Quand les hiboux maudits hululent aux créneaux,
Son cœur ressuscite l’ombre ardente d’une étoile
Dont le nom se dissout dans les plis des rideaux.
Tristan… Souffle envolé des légendes perdues,
Cavalier sans armure aux rêves de glaïeul,
Il dansait dans sa vie en habits de vertus,
Mais l’Histoire en secret forgeait leur adieu seul.
Leur premier rendez-vous, sous les tilleuls en fièvre,
Avait scellé leur sort d’un baiser sans aveu :
Elle, fille d’un comte aux rancœurs de lèvre,
Lui, bâtard d’un lignage interdit par les dieux.
Leurs mains s’effleuraient dans l’or des bibliothèques,
Feuilletant en tremblant les pages du désir,
Tandis qu’au-dehors grondait l’orage des brèches
Où s’engouffrait déjà le vent du repentir.
« Ô mon âme en exil, murmurait la tendresse,
Vois comme nos destins sont des miroirs brisés…
— Ta bouche est un péril, répondait la détresse,
Et nos soupirs naissants seront empoisonnés. »
Mais que pèsent les mots devant l’ardeur première ?
Ils bâtirent un monde en lettres de safran,
Cachant sous les tapis les serments de lumière,
Croyant tromper le temps d’un éphémère élan.
Hélas ! Le comte altier, dragon à face humaine,
Surprit un soir d’automne un frôlement de main.
Sa colère ébranla les vitraux de verveine,
Et le château entier devint leur assassin.
« Tu souilles notre sang par ces vils attouchements !
Ton cœur doit expier sous les chaînes du cloître.
— Mon père, épargnez-nous ces cruels châtiments…
— Ta prière est déjà la cendre d’un désastre. »
Tristan, banni sans gloire aux lisières du royaume,
Y laissa ses espoirs en gerbes de blé mort.
Éléonore, ange enchaîné dans un royaume,
Apprit à étouffer les battements du sort.
Les années ont filé leurs toiles d’araignées,
Engluant les miroirs où dansaient leurs reflets,
Et les roses du parc, jadis si bien peignées,
Ne sont plus que débris aux parfums incomplets.
Un soir, pourtant, l’espoir revint en clandestin :
Un billet froissé glissé sous sa porte close.
« Ce soir, à l’aube froide où sanglotent les matines,
Je t’attends près du lac où s’éveillent les roses. »
Son sang ne fit qu’un tour, ses joues retrouvèrent l’ambre,
Et ses pas affolés traversèrent les cours,
Mais dans l’ombre veillait un destin bien plus sombre
Qui ourdissait sa toile aux fils de leurs amours.
Le lac miroitait, gouffre aux lèvres de mensonge,
Sous les saules pleureurs aux chevelures d’argent.
Elle crut voir son ombre émergeant de la songe,
Mais ce n’était qu’un leurre, un piège négligent.
Un cliquetis d’acier déchira le silence :
Cinq cavaliers masqués, spectres aux yeux de braise,
Encerclèrent l’amante en un cercueil d’absence,
Et l’un d’eux brandit l’ordre qui glaça son extase.
« Par la volonté du comte, âme damnée et rebelle,
Tu goûteras l’oubli dans les geôles du temps. »
Elle lutta, mordit les gantelets fidèles,
Mais ses cris se perdirent en échos étouffants.
Quand l’aube point son sein sur les monts taciturnes,
Le château referma ses entrailles de pierre,
Et Tristan, arrivant tel un fou aux lampes urnes,
Ne trouva qu’un lacet noir rongé par la lumière.
Les mois ont égrené leur chapelet de cendre,
Dans la tour aux murs sourds où pleure Éléonore.
Ses ongles saignants tentent en vain de descendre
Les lettres « T » et « R » sur la porte qui mord.
Parfois, elle hallucine un pas dans les couloirs,
Se précipite, tombe, et rit en s’écorchant :
« Mon amour, tu viendras briser ces cloisons noires… »
Mais seul répond le vent, harpiste inconsolant.
Un matin de décembre où la neige est complice,
Un garde au cœur fêlé lui glisse un pot de miel :
« Hier, près des remparts, une âme a sacrifié
Son sang sur l’autel froid des lois éternelles… »
Elle ne pleure pas. Ses doigts serrent les barreaux,
Et dans ses yeux éteints danse un ultime feu :
« Puisqu’ils ont fait de nous deux strophes sans héros,
Je vais écrire enfin notre vrai tombeau bleu. »
Elle défait son voile, arrache les dentelles,
Et tresse une cordace avec les fils du temps.
La lune, spectatrice aux prunelles cruelles,
Observe son corps frêle oscillant lentement.
Ses pieds effleurent l’air comme autrefois les herbes,
Quand ils couraient ensemble aux prés libres et verts,
Et dans son dernier souffle, un nom fuse, superbe :
« Tristan… » Le château pleure un adieu univers.
Aujourd’hui, quand le vent caresse les décombres,
On entend deux voix s’unir en contrechant.
Les paysans croient voir, aux lueurs des décembres,
Deux silhouettes d’or sous la pluie s’effaçant.
Mais les sages savent que l’amour vrai réside
Dans ces rares instants où, bravant les verrous,
L’écho d’un baiser perdu dans le vide
Devient plus immortel que les marbres des rois.
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