Les Cendres de l’Aurore
Il revenait, portant l’automne en sa prunelle,
Un soldat dont les pas froissaient les feuilles mortes,
Son manteau déchiré par les griffes de la guerre
Avait bu tant de pleurs, de fureurs, et de hortes.
Le village gisait, spectre au flanc de la colline,
Oublié des vivants, des saisons, des prières,
Ses toits éventrés tendant leurs bras vers l’argile,
Comme des mendiants figés dans la poussière.
Son cœur battait un nom que les balles n’avaient tué,
Clémence, un souffle ancien brûlant sous les côtes froides.
Il cherchait dans le vent un rire évaporé,
Une voix qui jadis apaisait les étoiles.
Mais les portes, béantes, chantaient l’abandon,
Les puits secs exhalaient des murmures de cryptes,
Et l’horizon ployé sous un ciel de plomb
Cachait les chemins où dansaient les syrphides.
***
Un enfant l’observait, ombre parmi les ruines,
Ses yeux deux charbons bleus perdus dans un visage
Où la faim et la peur avaient tracé leurs lignes.
« Étranger, pourquoi viens-tu hanter nos naufrages ?
Le temps a dévoré jusqu’aux échos des cloches,
Les hommes sont partis avec les hirondelles.
Il ne reste ici que le venin des cloches
Et l’âcre souvenir des adieux éternels. »
Le soldat tendit vers lui une main crevassée,
Où luisaient encore des médailles de boue :
« J’ai marché trois saisons pour trouver une pensée,
Une lueur d’avant les canons et les foules.
Dis-moi, petit fantôme aux lèvres de cendre,
Où sont les laboureurs, les chants, les fenaisons ?
Où est celle dont les cheveux sentaient la cendre
Et l’amande amère au creux des floraisons ? »
L’enfant rit, un son dur comme un fer qui se tord :
« Les laboureurs ? Leurs os nourrissent les racines.
Les chants ? Ils ont pourri sous les sabots des morts.
Quant à ta Clémence… les loups ont fait leur festin.
Sa robe flotte encore au puits de la grand-place,
Son sourire est scellé dans le verre des miroirs.
Cherche, si tu l’oses, dans ce désert de glace
Ce qu’il reste d’un rêve après dix mille soirs. »
***
Il erra parmi les murs lépreux et les portes folles,
Fouillant chaque pierre comme une vieille blessure,
Appelant en vain dans les chambres mortes
Un nom que la brume avalait sans murmure.
Soudain, près d’un foyer où gisaient des cendres froides,
Il vit trembler une ombre à l’heure du crépuscule :
Une femme sans âge, aux paupières si lourdes
Qu’elles semblaient couver des soleils en débris.
« Je reconnais tes yeux, soldat de l’impossible,
Tu portes au front la marque des revenants.
Va-t’en. Ici, l’espoir n’est qu’un mot misérable,
Un feu follet dansant sur les os des enfants.
Clémence ? Elle attendit jusqu’à ce que la lune
Dévore ses ongles, ses cheveux, ses sanglots.
Un matin, ses mains sont devenues branches,
Ses lèvres, deux pétales jetés aux tombeaux. »
***
La nuit tomba, pesante, épaisse comme un linceul.
Le soldat s’allongea dans l’église effondrée,
Écoutant gémir les vitraux en lambeaux
Qui racontaient Dieu en éclats de fusillade.
Il rêva de clairières où coulaient des ruisseaux clairs,
De pains partagés sous les tilleuls en fleurs,
D’une main dans la sienne, chaude comme un mercredi,
Et de mots non prononcés qui brûlaient comme des pleurs.
À l’aube, on le trouva gelé contre la pierre,
Ses doigts serrant un ruban fané de velours.
Dans ses yeux grands ouverts, une ultime lumière
Avait capturé l’instant où l’espoir s’est enfoui.
Le village soupira, puis retourna au silence,
Effaçant jusqu’au nom gravé dans la mémoire.
Seul persista le vent, ce geôlier sans clémence,
Qui chuchota longtemps : « Ainsi meurt toute histoire. »