Le Soldat et l’Abîme
Un homme, fantôme errant des guerres dernières,
Grave à pas lents le linceul des sommets oubliés.
Son manteau, lourd de givre et de soleils rouillés,
Claque tel un étendard vaincu par l’orage,
Tandis qu’au loin mugit l’écho d’un autre âge.
Il marche, et dans ses yeux brûle un reste de braise,
Cendre pâle des jours où sa main fut mauvaise,
Où le fer déchirait les chairs et les clairons.
Les monts, gardiens muets des nefs de froid moroses,
Penchent leurs fronts glacés sur ce fils du chaos
Qui cherche en leur sein blanc l’absolution des os.
«Ô sommets, ouvrez-moi vos entrailles de marbre !
Rendez-moi le soupir volé par les décombres,
Le nom que j’ai perdu sous les cieux en lambeaux !»
Mais les vents, chiens hurlant l’hymne noir des tombeaux,
Mordent ses poings crispés et rient de son délire :
La montagne est un sphinx qui dévore les lyres.
Trois lunes ont passé depuis qu’il fuit les plaines,
Depuis que dans sa gorge erre un cri qui le damne,
Depuis que les remords, loups tenaces et sournois,
Rongent les fils d’argent de sa mémoire étroite.
Il gravit, il gravit, aveugle Prométhée,
L’escalier des enfers que la bise a sculpté.
Soudain, un souvenir perce la tourmente obscure :
Une voix, un jardin où dansait la verdure,
Une femme tissant des roses dans le soir…
Vision ! Sur le mur de neige et de désespoir,
Il croit voir se lever cette douce chimère
Dont les doigts effaçaient l’ombre des éphémères.
«Toi qui jonchais mes nuits de pétales vermeils,
Toi dont le chant berçait mes sommeils sans réveils,
Attends-moi ! Je reviens des pays sans visages.
J’ai marché sur la braise et nagé dans les plages
Du temps où les vivants ne sont plus que des nombres…
Attends-moi ! Je suis las des combats sans ombres.»
Mais le spectre s’effrite en perles de frimas,
Tandis qu’un rire amer, né du vent des combats,
Déchire le linceul des hauteurs solennelles :
«Crois-tu donc que l’amour survive aux sentinelles
Qui veillent aux confins des royaumes défunts ?
Ton cœur n’est qu’un glaçon offert aux lendemains !»
Il tombe à genoux, son âme est un cratère
Où bouillonne l’horreur des batailles hivernales.
Ses mains, creusant la neige en un geste fatal,
Rencontrent un objet métallique et brutal :
Un casque aux bords tordus, rougi par les orages,
Miroir trouble où se lit l’histoire des carnages.
«Frère, qui donc es-tu ? Sombre compagnon d’arme,
Ton crâne est-il peuplé de la même alarme ?
Avons-nous partagé l’enfer des feux croisés,
Toi qui gis sous mes doigts, masque décomposé ?»
L’écho répond : «Soldat, nous sommes tous des gisants
Dont les noms ont péri sous les cieux complaisants.»
Alors monte en son sein une clameur si triste
Que les aigles, voyant trembler leur aire triste,
Fuient vers les pics lointains où meurt la clarté.
Il se lève, titube, et dans l’immensité
Blanche, il n’est plus qu’un point, qu’une tache livide
Que la montagne avale en son silence aride.
La nuit tombe, drap noir piqué d’astres glaçants.
Ses pas tracent un cercle où dansent les passants
De ses anciennes vies : enfants aux joues pâlies,
Compagnons dont les yeux sont des fosses pâlies…
«Ô mémoire, dit-il, toile que le destin
Déchire en souriant de son doigt incertain !»
Une cabane, alors, se dresse entre les roches,
Porte béante offerte aux voyageurs proches.
Il entre, et dans l’âtre froid, cherche un tison.
Mais les murs exhalent un mortel poison :
Ce refuge n’est qu’un leurre de la montagne,
Piège tendu par l’aube aux fils de l’accompagne.
Au matin, le ventre uni à la faim cruelle,
Il reprend son chemin vers nulle citadelle.
Ses lèvres bleues mordent des mots sans saveur,
Ses yeux ne voient plus que des lignes de peur.
Et toujours, devant lui, la pente inexorable
S’élève, sarcastique et pourtant charitable.
Le septième crépuscule enveloppe son deuil
Quand surgit dans la brume un funèbre écueil :
Un pont de glace arqué sur un gouffre sans fond.
«Passe ! dit une voix. Ici tout se répond.
Passe, et tu trouveras l’oubli des agonies,
Le lit tiède où s’éteint la rumeur des génies.»
Il tend les bras, aveugle, et ses pieds incertains
Effleurent le cristal translucide et lointain.
Un craquement… trop tard ! La coupole polaire
S’ouvre en un rire immense. Il tombe, il tombe, il erre
Dans les spirales d’or des abîmes penchants,
Et les monts éternels boivent son dernier chant.
Longtemps après, parfois, quand la lune est propice,
On entend une plainte au cœur du précipice.
Les loups, inclinant leur museau vers les cieux,
Pleurent cet Icare en haillons silencieux
Dont l’espoir, aile folle aux prises avec l’ombre,
Se brisa sur l’autel des neiges sans nombre.