L’Exilé du Pont aux Larmes
Un homme égaré dans les limbes de l’aube et du crépuscule,
Porte palette où meurent les couleurs de naguère,
Ses doigts tremblent comme feuilles sous l’averse cruelle.
Le peintre, fantôme aux mains vides, cherche un visage
Que le temps a noyé dans ses eaux sans mémoire,
Et chaque coup de pinceau naît orphelin sur la toile,
Spectre d’un rêve évanoui dans les brumes de l’absence.
La pluie, complice des silences, scelle ses paupières,
Tandis que la Seine, encre noire aux reflets de miroir brisé,
Chuchote des noms que les pierres ont oubliés.
Il erre entre les lampadaires, flambeurs pâles de novembre,
Quand soudain, sous un parapet rongé de lichen et de temps,
Une fente pleure un papier jauni, froissé comme une âme.
Enveloppe fragile où dort une écriture ancienne,
Déchirure du passé qui saigne à travers les années.
« Ô toi qui liras ces mots quand je serai ombre parmi les ombres,
Sache qu’ici battit un cœur trop lourd d’aurores étouffées.
Je partis un matin sans soleil, exilé de mon propre souffle,
Car les guerres sont aussi des poignards dans les regards.
Notre pont gardait nos rires enroulés dans ses pierres,
Mais on m’arracha jusqu’à mon reflet dans tes prunelles.
Si tu reviens, cueille pour moi les larmes de la rivière,
Et porte-les à l’endroit où l’horizon avale les adieux. »
Le peintre lit et relit ces lignes nées d’un autre siècle,
L’encre mêlée à la pluie devient fleuve sur ses joues.
Il reconnaît sans connaître, se souvient sans avoir vécu,
Comme si l’âme du disparu parlait par sa bouche d’argile.
La lettre tremble, testament d’un amour enterré vif,
Et chaque mot est un clou planté dans sa chair d’oublié.
Il court, folie aux talons, vers les archives du temps perdu,
Interroge les murs lépreux, les vieillards aux mémoires éteintes.
Un nom émerge des brumes : Éloïse, l’aquarelliste foudroyée,
Dont les toiles brûlèrent dans un autodafé de haines sourdes.
Elle attendit, dit-on, chaque aube sur le pont aux gémissements,
Peignant sans trêve le visage absent qui hantait ses nuits blanches.
Un jour, elle laissa choir pinceaux et espoirs dans les eaux voraces,
Et son corps ne fut qu’un chant éteint dans la gorge du fleuve.
Depuis, lorsqu’octobre saigne ses larmes sur les pavés,
Son ombre repeint en secret les couleurs que le monde lui vola.
Le peintre, frère de détresse de cette sœur inconnue,
Mêle maintenant son sang à l’encre des souvenirs.
Sur la toile nue, il trace d’une main fiévreuse et sure
Deux silhouettes fondant en une seule sous l’averse éternelle.
Lui, l’exilé aux racines coupées ; elle, la noyée vivante,
Dansent enfin ensemble dans le cercle des muses perdues.
Mais le vent se lève, cruel, arrache la lettre déchirante,
Et la jette au fleuve qui dévore toute larme trop longtemps versée.
Il reste là, statue de sel aux pieds scellés dans le béton,
Tandis que le crépuscule avale les derniers clairs-obscurs.
Sa main tente en vain de saisir l’ombre qui s’obstine à fuir,
Ne récoltant que pluie et néant dans ses paumes ouvertes.
La nuit tombe, lourde de tous les départs jamais accomplis,
Et le pont n’est plus qu’une cicatrice sur la peau du temps.
Quelqu’un trouvera demain une palette abandonnée,
Où persisteront deux couleurs : l’absence et l’inachevé.
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