Le Pont des Adieux Éternels
Pleure ses jointures rongées par les larmes du ciel.
Les arceaux, squelettes noirs sous la brume indécise,
Tordent leurs bras mouillés en un geste immortel.
Une ombre y danse, chiffon de brume et de poussière,
Âme en lambeaux tissée aux fils de l’équivoque.
Ses pas sans écho glissent sur les dalles de verre
Où la pluie écrit en creux des mots que nul ne croque.
Elle chuchote au vent des noms que l’oubli ronge,
Fragments de serments morts dans les plis de sa robe.
Le crépuscule avale en lui chaque mensonge,
Tandis que l’heure saigne aux veines du globe.
***
Souviens-toi : le canon grondait sa prose amère,
Les hommes tombaient droits comme des fûts de chêne.
L’air puait le métal, la peur et la fougère,
Et le sang dessinait des fleurs sur les terrains.
Lui, soldat éphémère aux mains pleines de fièvre,
Serrait contre son flanc une enveloppe close.
« Porte-la à l’aube au bord du pont, ou jamais ne livre
Ce secret qui pèse plus lourd que dix tombeaux. »
Mais la mort, coutumière des rendez-vous rapides,
L’avait saisi soudain d’une étreinte de braise.
L’encre dans ses poumons, les mots en lui liquides,
Il expira son âme en un soupir de fraise.
***
Cent hivers ont gratté la mémoire des pierres.
L’âme erre, nuit après nuit, dans ce décor d’antan.
Elle guette un visage, une main familière,
Tandis que l’enveloppe dort dans son manteau blanc.
Un soir où la tempête agitait ses cymbales,
Un vieillard apparut, canne claquant le sol.
Son regard creusait l’ombre en orbites fatales,
Traînant après son pas un invisible vol.
« Qui donc es-tu, fantôme à la robe de givre ?
Pourquoi ton œil liquide interroge-t-il mes jours ? »
La voix du voyageur tremblait comme un livre ouvert
Dans lequel tournaient des pages de velours.
L’âme tendit sa main diaphane vers l’homme,
Montrant l’enveloppe au coin rongé de pleurs.
« Ceci contient un mot qui aurait sauvé des hommes…
Mon dernier souffle a scellé leur mort en couleur. »
***
Le vieux plissa des yeux les mots jaunis par l’âge :
« Lieutenant Colonel… ah ! Mon grand-père est nommé là.
Il commandait ce front où tu laissas ton âge…
La lettre que tu tiens – elle lui était destinée. »
Le vent se figea net. Les gouttes suspendirent
Leur chute. L’univers retint son souffle entier.
Dans le pli déchiré, deux phrases allaient suffire
Pour déjouer l’assaut qui fit un cimetière.
« Trop tard », sanglota l’ombre en effritant sa forme,
« Les morts sont morts deux fois quand la vérité naît.
J’ai cru sauver des vies… Je n’ai fait que des normes
De regrets éternels et de remords parfaits. »
Le vieillard tomba lourd, heurtant la pierre glauque,
Serrant contre son cœur le message fatal.
« Mon père… Il attendit cette lettre jusqu’au doute,
Puis s’est jeté lui-même au feu martial. »
***
L’aube pointa ses doigts roses sur le pont triste.
L’âme se dissolvait en filaments de deuil.
« Adieu, double victime d’un destin trop rapide,
Notre chute à tous deux ne fut qu’un même écueil. »
Il ne resta bientôt qu’une tache de brume,
Un frisson dans la pluie, un sanglot étouffé.
Le pont continua de porter son costume
De lichens et de temps, de secrets étouffés.
Depuis, quand décembre mord les bords de la rivière,
On entend deux voix mêlées pleurer à l’unisson :
L’une dit « J’ai trop tardé », l’autre « J’ai trop prié »,
Et la pluie recompose éternel leur chanson.
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