Le Pont des Ombres Éternelles
Un enfant nu-pieds, courbé sous les averses,
Cherche dans les pierres un mot de lumière,
Ses doigts tremblants creusant l’encre des pierres.
La brume étreint le monde en un linceul liquide,
Le fleuve charrie des reflets de soldats pâlis,
Spectres d’acier dont les voix se dissolvent
Dans le clapotis des larmes infinies.
Il revoit la nuit où le canon tonna,
Où son père, silhouette érodée par la suie,
Lui glissa un pli scellé de cire noire :
« Ouvre ceci quand la paix aura fui. »
Mais la paix naquit morte sous les décombres,
Et l’orphelin grandit en scrutant les nuages,
Portant au cou la lettre comme un stigmate,
Parchemin vierge où dormait un naufrage.
Vingt ans ont passé en quête d’un regard,
Les mots du père flottant en lui sans éclats,
Jusqu’à ce soir de pluie et de mémoire folle
Où le pont lui souffla : « Déchiffre ton passé. »
L’enveloppe céda sous les ans, fragile aile,
Et les caractères dansèrent sous la lune pâle :
« Mon fils, si tu lis ces lignes sans moi,
Sache que la guerre est un mensonge qui saigne.
Je partis combattre un ennemi invisible,
Vêtu d’un uniforme tissé de vent,
On nous a donné des fusils rouillés d’oubli,
Et des raisons plus vieilles que le temps.
Le vrai combat n’était pas dans la mitraille,
Mais dans ce pont où ta mère nous attendit,
Elle qui tomba sous les balles de l’aube
En serrant ton corps contre son corps fini.
Je graffiai ces mots sur la pierre tremblante
Avant de sauter dans le vide infini,
Car on m’avait appris à préférer les chutes
À l’horreur de voir ton sourire terni.
Cherche au pilier nord, sous le sigle des anges,
L’endroit où sa main traça notre adieu,
Son sang mêlé à la rosée dernière
Est la seule vérité qui vaille en ce lieu. »
L’enfant devenu homme, à genoux dans la boue,
Gratta la roche avec des ongles de fièvre,
Et trouva, sculpté dans le marbre fêlé,
Un cœur traversé d’une flèche de lierre.
Soudain le pont vibra comme une corde tendue,
Les morts surgirent en robes de brume,
La mère chanta une berceuse éventrée,
Le père mima son saut dans l’écume.
L’orphelin crut embrasser leurs fantômes,
Mais l’aube surgit, glaive froid et précis,
Effaçant d’un coup ces figures chéries,
Ne laissant qu’un cri raboté par la nuit.
Il resta seul avec le poids du vide,
La lettre en cendres dans son poing glacé,
Comprenant trop tard que les guerres futures
Naissent de l’absence qu’on n’a jamais comblée.
Le fleuve engloutit son chagrin sans prière,
Emportant le pont, les mots et les remords,
Et quelque part, un nouvel enfant nu-pieds
Pleure en cherchant son père parmi les morts.
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