Le Dernier Fresque des Ombres
I
Le peintre errant, fantôme aux doigts de cendre froide,
Traversa les décombres où la mitraille rôde,
Ses yeux creusant le ciel comme un pinceau rebelle
Cherchant l’éclair perdu qui nimbe les modèles.
La cathédrale, athlète blessé sous les obus,
Dressait ses flèches folles vers un azur déchu,
Et dans son ventre nu, vidé de ses prières,
Dansait un silence épais, frère des vieilles guerres.
II
Il entra, crut saisir un soupir dans la pierre,
Un murmure ancestral lové dans les lumière
Que filtraient les vitraux—gueules cassées du temps—
Où saignaient en secret les saints décapités.
Sous la voûte éventrée, nid d’ombres et de fièvres,
Il planta son chevalet comme on dresse un suaire,
Et fixa le drap blanc, page offerte au délire,
Promesse de chef-d’œuvre à naître du martyre.
III
Les heures filaient, lentes, araignées en peine,
Tissant dans les recoins des toiles d’âme pleine.
Le peintre, alchimiste épuisé de couleurs,
Sentait fuir les contours, agoniser les fleurs.
Soudain—ô trahison du réel qui se voile—
Un frisson courut sur l’échine des étoiles :
Dans un rai de lune ivre, une forme ondoya,
Spectre féminin nu… Non. Plus subtil que ça.
IV
C’était un mouvement de brume organisée,
Un corps fait de regards où la grâce usée
Des siècles oubliés avait laissé son fard.
Elle avança, portant l’ellipse d’un regard
Qui brûlait sans flambeau, parole sans dictée,
Et dans ses mains de vent, un livre sans entrée
Où seuls vibraient des noms effacés par la suie
De toutes les douleurs que la terre convoie.
V
« Je fus celle qui danse au fond des pigments purs,
Celle dont les couleurs sont les seuls mots sûrs
Pour dire ce qui meurt entre deux aurores vaines.
Tu cherches un visage à l’envers de tes peines ?
Regarde : chaque pierre est une joue en pleurs,
Chaque fêlure un cœur ouvert aux morsures.
Mais ce que tu veux peindre est déjà sous tes pas—
Lève les yeux, enfant. Vois ce que tu foulas. »
VI
Il obéit, tremblant. Et le grand corps de chaux
Se mit à saigner d’or sous les coups de burin
D’une mémoire vive enfouie dans le lin
Des fresques effacées par les rois et les faux.
Apparut un cortège où des femmes d’argile,
Le front ceint de métal et les lèvres d’exil,
Tenant des étendards brodés de symbole obscurs,
Marchaient vers un bûcher fait de lunes futures.
VII
Au centre, une enfant aux cheveux de braise vive
Portait dans ses bras nus une colombe active
Dont chaque battement d’aile arrachait au mur
Des lambeaux de couleur mêlés à des murmures.
« C’était hier », dit l’Ombre. « Ou peut-être demain.
L’histoire est un pinceau trempé dans le venin
Des vainqueurs. Ma peinture, à moi, fut d’effacer
Ce crime en l’ensevelissant sous les baisers
VIII
De la chaux et du temps. Mais ton âme indocile
A réveillé la plaie qui dans la pierre oscille.
Acheve ce que j’ai tu : donne un visage au vent,
Que nos morts dansent encore sous ton pigment vivant. »
Le peintre, les yeux clos, saisit les ocres vierges,
Mêla le sang des murs à l’eau des urne lyres,
Et sur la toile en deuil, comme un semeur d’adieux,
Jeta les traits d’un monde à jamais sans ses dieux.
IX
Des jours et des nuits crûssent, champignons de ténèbres.
Il peignit des combats où les lances funèbres
Engendraient des forêts de doigts tendus vers rien,
Des mères aux seins secs allaitant le destin,
Des amants séparés par un Mur de sourires,
Et toujours, au centre, l’enfant aux ailes mixtes
Dont les larmes coulaient en fleuves obliques
Pour noyer les canons sous les roses lyriques.
X
Quand vint l’instant final—celui où la lumière
Se fait linceul pour ceux qui bravent les frontières—
L’Ombre posa sa main sur l’épaule du fou :
« Ton œuvre est à son terme. Et le mien aussi. Tout
Doit disparaître avant que l’aube ne se lève
Et ne transforme en mythe ce cri que je soulève.
Regarde une dernière fois ce qui ne sera
Que poussière animée par le souffle des draps… »
XI
Un obus hurla près. La cathédrale trembla
Comme une bête ancienne sous le couteau qui scie.
Le peintre vit son œuvre, éphémère harmonie,
Se dissoudre en lambeaux sous les plis du réel.
L’enfant à la colombe, un instant éternel,
S’envola dans la nuit où les bombes naissaient,
Et l’Ombre, souriant d’une bouche absentée,
Disparut dans la trame originelle du vide.
XII
Quand les soldats trouvèrent ce corps sans auréole,
Accoudé à sa toile aussi blanche qu’une île,
Ils crurent voir un fou qui, du doigt, suivait l’ombre
D’une colombe absente au plafond des décombres.
Mais sous ses paupières closes, intact et brûlant,
Dansait encore le feu d’un monde parallèle
Où les guerres n’étaient que couleurs en querelle
Et les hommes, des traits noirs sur un ciel éclatant.
XIII
La cathédrale tomba, un matin de novembre,
Sous le poids des « En avant ! » et des « Plus rien ne compte ! ».
Dans les ruines, parfois, les veilleurs entendent
Un rire de pigment mêlé au vent qui gronde,
Et sur les murs en deuil, quand la lune s’y pose,
Naît et meurt sans cesse une fresque fantôme
Où l’enfant aux cheveux de braise et de secret
Tient le dernier pinceau qui n’a jamais trahi.
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