Le Dernier Accord de la Tempête
Un homme aux doigts usés, courbé sous son fardeau,
Arpentait les débris d’un ancien bateau,
Son violon tremblant contre son cœur pareil.
La mer, telle une bête éventrant son repaire,
Rugissait des accords de fureur et de deuil,
Et l’horizon plombé, vêtu d’un lourd écueil,
S’ouvrait en cicatrice où grondait le tonnerre.
Son nom? Nul ne savait. Les soldats en guenilles,
Quand le canon sculptait sa danse sur les fronts,
L’avaient vu traverser les lueurs des affronts,
Cherchant dans chaque note un remède aux bastilles.
Il jouait pour les morts, pour l’espoir égaré,
Pour l’enfant dont les mains étreignaient une épée,
Pour la veuve au regard de vitre fracassée,
Et pour le rossignol dans son nid altéré.
Un soir, avant l’assaut qui brûla les villages,
Il avait fait serment à la fille des eaux :
« Tant que mes doigts auront la force des ruisseaux,
Je dompterai les flots, même au cœur des orages. »
La déesse avait ri, d’une voix de corail,
Posé sur son archet un baiser de nuage :
« Mais si tu fails, ô toi qui défies l’élément,
Ton âme errera seule dans son gémissement. »
Les années avaient fui, roulant leur sang noirci.
La guerre, hydre vorace aux gueules de mitraille,
Avait scellé les cœurs dans une froide paille,
Et l’homme ne savait plus chanter les merci.
Un matin où la brume étreignait les falaises,
Il vit monter des eaux un spectre familier :
C’était elle, son corps de lune et de lumière,
Ses cheveux d’algues vertes où dansaient les braises.
« Pourquoi tes chants se sont-ils changés en sanglots ?
La tempête grandit, et ta promesse est morte.
Tu n’entends plus les cris de la vague qui porte
Les âmes des noyés à l’ombre des îlots. »
Le musicien pleura, ses larmes de cristal
Tissèrent un reflet de sa jeunesse enfuie :
« La guerre a dévoré mes notes éblouies,
Mon violon n’est plus qu’un cercueil de métal. »
Alors, la mer gonfla ses muscles d’eau salée,
Souleva des volcans de houle et de courroux,
Et l’homme, serrant l’instrument contre ses genoux,
Entama sans espoir une mélodie ailée.
Premiers accords : le vent hésita dans sa course,
Les galets retenant leur souffle émerveillé.
La vague suspendit son poing démesuré,
Le ciel entrouvrit son armure de brouse.
Mais soudain, un éclair déchira l’aquilon,
Rappelant au guerrier les bombes et les râles.
Ses doigts, marqués au fer des brûlures morales,
Glissèrent en tremblant sur le bois violon.
La mer reconnut l’ombre, enfla son chant de haine,
Balaya d’un seul coup l’archet et son doux leurre.
L’homme, les yeux levés vers l’abîme qui pleure,
Sentit le froid lien se rompre dans sa chaîne.
« Je t’avais prévenu, pauvre enfant des tourments,
Ton art ne peut lutter contre l’acier des hommes.
La guerre est un requiem où sombrent tous les sommes,
Et les dieux de l’azur sont d’anciens instruments. »
Il tomba, lentement, comme un accord mineur
Qui se fond dans le ventre obscur de la marée.
Son violon, cercueil d’une muse enterrée,
Partit boire à jamais l’amertume des pleurs.
Depuis, quand la tempête éventre les rivages,
On entend une plainte au creux des rochers sourds :
C’est l’âme du joueur qui, pour quelques secours,
Tente de racheter son serment des naufrages.
Mais la guerre toujours, monstre aux mille couteaux,
Étouffe les soupirs de l’onde et des poètes.
Seul le ressac répond, infatigable athlète,
En roulant des débris de violons et d’eaux.
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