Le Chant de l’Aurore Éteinte
Un homme errait, pinceaux lourds d’ombres éternelles,
Cherchant dans les frimas l’éclair d’un idéal perdu.
Son manteau, lambeau sombre sous les cieux écorchés,
Traçait un sillon noir sur la neige immaculée,
Comme un vers funéraire écrit par les déments.
La montagne respirait, colosse aux veines de givre,
Secouant ses cheveux d’avalanches lentes,
Tandis qu’au loin grondait l’orage des batailles.
Le peintre, ange déchu sans ailes ni couronne,
S’enivrait de silence et de lumière froide,
Espérant que le blanc purgerait ses yeux souillés.
Un matin où les pics mordaient l’aube naissante,
Il vit danser là-haut, parmi les rocs squelettiques,
Une forme qui n’était ni lynx ni ombre du vent.
C’était un être frêle aux joues de cire pâlie,
Dont les doigts agrippaient un fusil fantomatique
Et dont le regard brûlait comme braise dans les tombes.
« Je cherche un coin de ciel où peindre l’innocence »,
Dit l’artiste, sa voix se brisant aux arêtes du vide.
Le soldat (car c’en était un, débris de quelque enfer)
Rit d’un rire cristallin que les précipices renvoyèrent :
« Innocence ? Monsieur, voyez ces neiges tachées de rouge,
Elles gardent mémoire où mon régiment git enseveli. »
Alors commença entre eux, sous l’œil des corbeaux voraces,
Une valse étrange où la mort tenait la mesure.
Le peintre déroula sa toile entre deux abîmes,
Tandis que le guerrier, spectre aux lèvres bleuies,
Contait comment la guerre avait mangé ses rêves
Et comment il fuyait son propre reflet dans le sang.
« Je peignais autrefois », murmura l’homme d’armes,
« Des paysages d’or où dansaient les peupliers.
Maintenant, quand je ferme les yeux, je vois des tranchées
Où s’entassent les corps que plus personne ne nomme.
Ma palette est de boue, mes pinceaux sont des baïonnettes,
Et ma seule couleur est le rouge de mes nuits sans sommeil. »
Le peintre écoutait, transformant chaque mot en trait,
Son pinceau capturant les tremblements de la voix,
L’éclat fiévreux des prunelles mangées de brume.
Il dessinait la guerre non en flammes ou en plomb,
Mais en regards brisés, en silences qui saignent,
En mains qui se souviennent d’avoir tenu des fleurs.
Les jours passaient, marqués par les geysers de givre.
Le soldat chaque aube montrait une nouvelle balafre
De son âme éventrée, tandis que sur la toile
Naissaient des tournesols poussant sur des casques rouillés,
Des enfants jouant aux billes avec des douilles ternies,
Et toujours, en fond, cette montagne-témoin impassible.
Un soir où le vent hurlait des chants d’agonie,
Le guerrier posa sa main sur l’épaule frêle du peintre :
« Ton art est un miroir trop cruel pour mes plaies.
Mais achevons ce duel : montre-moi comment on espère. »
Alors l’artiste peignit d’un geste fiévreux et tendre
Un matin où les canons se tairaient pour écouter les roses.
Soudain — ô trahison du destin qui se repaît —
Un écho monstrueux déchira le linceul des nuages.
Le soldat se raidit, reconnaissant l’appel du clairon
Qui sommait les déserteurs de rendre gorge à la patrie.
Sa main chercha l’arme absente, son œil implora la toile,
Puis il chuta, corps menu percutant les rocs muets.
Le peintre resta seul, serrant contre sa poitrine
La toile où dansait encore l’ombre du jeune homme.
Dans la neige éclaboussée de pourpre et de clartés,
Il vit son propre visage vieilli de vingt automnes,
Et comprit que la guerre, hydre aux dents de pigments,
Avait fait de lui, lui aussi, un soldat sans uniforme.
Maintenant, quand la bise hurle aux portes des villages,
On dit qu’un fantôme hante les cimes blêmes,
Peignant sans trêve un portrait que le vent efface.
Le soldat ? L’artiste ? Deux noms pour une même plaie
Qui saigne éternellement aux flancs de la montagne,
Tandis que roule au loin le tonnerre des canons.
Et si vous gravissez ces sentiers de détresse,
Cherchant peut-être un sens à nos vaines mêlées,
Sachez que chaque flocon porte un fragment d’histoire :
Il en est un, glacé de larmes et d’encre noire,
Qui raconte comment deux hommes devinrent légende
En apprenant trop tard que l’art naît du silence
Et que la guerre est un peintre qui signe en rouge vif
Les toiles où s’étiole l’humanité tout entière.
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