L’Épave et l’Écho des Ombres
Un marin, corps brûlé par les baisers de l’onde,
Errait depuis des jours, captif de l’île immonde
Où les rocs dentelés mordaient son noir cercueil.
La faim creusait son ventre, et la soif, son orgueil ;
L’espoir, frêle esquif pris dans la brume inféconde,
Lui montrait des lueurs que la nuit lui confonde,
Mirages engendrés par le désir en deuil.
Un matin, l’ouragan jeta son âme lasse
Sur un rivage obscur où grondait, vaste espace,
Une forêt drapée de voiles sépulcraux.
Les arbres, spectres verts aux branchages funèbres,
Murmuraient des secrets dans l’ombre de leurs crèches,
Et le vent y portait des sanglots d’outre-tombe.
Le marin, égaré sous ces dômes tremblants,
Sentit courir en lui la peur, froide vipère,
Quand surgit, entre les troncs, une lueur éphémère :
Une lanterne au loin dansait, feu vacillant.
Il suivit ce signe, cœur battant, pas lents,
Jusqu’à une clairière où, sous la lune altière,
Se dressait un manoir aux murs couverts de lierre,
Dont les vitraux brisés pleuraient un chant d’antan.
Là, parmi les débris d’un temps qui se dérobe,
Il trouva, dans un coffre éventré par les astres,
Une lettre scellée d’un ruban noir qui l’astreint.
L’encre, pâle reflet des larmes évaporées,
Disait : « À toi qui viens lorsque j’ai disparu,
Sache que cette île est un piège tendu…
Je fus comme toi seul, perdu dans ces feuillages,
Cherchant un phare ami dans ce désert d’écume.
Mais les arbres ici sont des geôliers posthumes
Qui tissent nos regrets en éternels nuages.
Fuis ! Avant que leur chant ne scelle ton voyage,
Avant que ton esprit, pris dans leurs vaines brumes,
Ne devienne à jamais l’un de ces corps qui hantent
Les sentiers où le temps dévore nos tourments. »
Le marin, les yeux secs mais l’âme en sang, lut encore
Les aveux d’un amour éteint par les années,
D’une femme qui, jadis, en ces bois condamnés,
Avait cru voir son cœur renaître à l’aurore.
« Je t’écris ces mots que nul ne lira peut-être,
Moi qui meurs sans espoir, sans port, sans lendemain.
Les arbres m’ont promis de t’aimer par ma main,
Mais leur étreinte n’est que cendre… et je disparais. »
Soudain, le vent tourna, chargé de voix anciennes ;
Les branches s’animèrent, serpents de bois tordu,
Et le manoir, crachant ses morts ensevelis,
Entoura le marin de ses ombres canines.
Il voulut fuir, mais déjà les racines
Montaient, lentes, des profondeurs de l’abîme,
Ligotant ses chevilles, étreignant ses poignets,
Tandis que les murs tombaient en poussière blême.
« Tu es à nous, » dirent les chênes en chœur,
« Ton cœur bat au rythme de nos veines de sève.
Tu crois avoir aimé ? Tu n’as fait que rêver.
Chaque pas dans ces bois est un pas vers ton cœur.
L’illusion fut ta compagne, ton erreur,
Et cette lettre même est née de nos brèves
Folies, pour tisser ton destin de mirage…
Maintenant, viens peupler notre éternel naufrage. »
Le marin, comprenant l’horizon de son piège,
Sentit ses souvenirs se dissoudre en brume sale.
La femme de la lettre, ombre parmi les ombres,
Apparut, souriante, en robe de bal traînée.
« Regarde, murmura-t-elle, ici tout est mensonge,
Même l’amour n’est qu’un reflet sur les eaux.
Nos cœurs sont des épaves que le temps saborde,
Et nos larmes, la mer où se noient les mots. »
Alors, le sol trembla, avalant le navire
De chair et de douleur qu’était le corps du marin.
Les arbres refermèrent leurs griffes de résine,
Et la forêt entière exhala un long soupir.
Il ne resta de lui qu’un nom, sans souvenir,
Gravé dans l’écorce d’un saule centenaire,
Tandis que la lanterne, éternelle et légère,
Dansait pour attirer d’autres rêves à périr.
Des années ont passé. Un jour, un enfant triste,
Errant près du rivage où gisent les décombres,
Trouva la lettre, intacte, entre les mains des ombres.
Il lut, crut entendre une voix dans les branches,
Et partit, emportant le papier qui tremblait,
Sans voir, derrière lui, les feuilles qui parlaient,
Ni les yeux verts luisant dans les fourrés en frênes.
La forêt attendait son prochain hôte humain…
Ainsi va le destin de ceux que l’illusion
Berce d’espoirs frileux sous la lune qui ment.
Leurs vies ne sont qu’encre au bord du néant clair,
Leurs amours, des miroirs brisés par l’océan.
Et chaque mot écrit, chaque sanglot étouffé,
S’ajoute au chant profond des racines voraces
Qui savent que le temps, ce marin sans visage,
Fera de toute chair un mensonge effacé.
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