Les Ombres de Mémoire
Ses yeux brûlés cherchant les contours du connu,
Où jadis se dressait l’orgueil d’une cité tendre
Dont il ne restait plus qu’un squelette nu.
Les murs éventrés pleuraient des larmes de poussière,
Les clochers effondrés gisaient en croix brisées,
Et le vent soupirait une plainte ouvrière
À travers les arceaux des nefs dévisagées.
Il avançait, guidé par le fantôme d’un rire,
Celle qui dansait jadis sur les pavés luisants,
Dont les cheveux flottaient comme un chant de lyre
Avant que le canon n’éteigne tous les ans.
« Ô ville, rends-moi donc mes matins sans alarmes,
Mes pas légers foulant les marchés parfumés,
Le secret des ruelles où glissaient tant de larmes
Lorsque l’amour prenait nos cœurs désarmés ! »
Mais les pierres muettes gardaient leur nuit profonde,
Seul répondait l’écho de ses propres sanglots,
Tandis qu’une ombre errante, à demi liée au monde,
Dansait entre les débris tel un remords.
Il la suivit, croyant saisir un reflet d’elle,
Cette femme-illusion aux contours de brouillard,
Dont la robe flottait comme un adieu rebelle
Aux lois du temps qui broie et du sort qui brouillard.
« Attends ! » criait-il aux murs qui se dérobent,
Mais chaque pas creusait un abîme sous ses pieds,
Les rues se déployaient en labyrinthes funèbres,
Où chaque tournant était un souvenir nié.
Soudain, une lumière — faible, tremblante, étrange —
Guida son cœur meurtri vers un jardin fané,
Où parmi les rosiers morts et les fontaines d’ange,
Se tenait un miroir au cadre ruiné.
Dans ce verre fêlé tremblait une autre vie :
Des enfants couraient sous les tilleuls en fleurs,
Un couple enlacé murmurait l’éternel « envie »,
Et les cloches sonnaient les douces heures.
« Regarde », chuchota l’ombre à son oreille,
« Voici ton paradis perdu, ton éden vain :
Ce reflet n’est qu’un leurre où ton âme sommeille,
Car le passé n’est qu’un mirage dans ta main. »
Il tendit ses doigts crevassés vers l’image pure,
Mais le miroir se fendit d’un long cri silencieux,
Et toutes les figures, d’un seul élan obscur,
Se changèrent en feuilles mortes sous les cieux.
Le jardin s’évapora comme un souffle de brume,
Laissant place à un champ de stèles sans nom,
Où gisaient enfouis les rêves en coutume
Et les serments trahis du temps où nous aimons.
Le soldat tomba genou, étreignant une pierre froide,
Dont l’inscription effacée lui mordait la paume :
« Ici repose l’espoir, mort de sa propre loi,
Qui voulut ressusciter l’aube au cœur du chaos. »
La nuit tomba, tissant son linceul d’étoiles ternies,
Tandis que l’homme errait parmi les décombres,
Portant en lui le poids des vies infinies
Qui hantent les vivants comme autant d’ombres.
Au petit matin, on trouva son corps sans âge,
Collé contre un mur où s’effaçait un dessin
D’une femme dansant sous un ciel sans orage —
Et dans ses yeux ouverts, un reflet de rien.
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