Allons-nous en donc, toi et moi,
Lorsque le soir est ÃĐtendu contre le ciel
Comme un patient anesthÃĐsiÃĐ sur une table :
Allons par telles rues que je sais, mi-dÃĐsertes
Chuchotantes retraites
Pour les nuits sans sommeil dans les hÃītels de passe
Et les bistrots à coquilles dâhuÃŪtres, jonchÃĐs de sciure :
Ces rues qui poursuivent, dirait-on, quelque dispute interminable
Avec lâinsidieux propos
De te mener vers une question bouleversanteâĶ
Oh! ne demande pas : ÂŦ Laquelle ? Âŧ
Allons plutÃīt faire notre visite.
Dans la piÃĻce les femmes vont et viennent
En parlant des maÃŪtres de Sienne.
Le brouillard jaune qui frotte aux vitres son ÃĐchine,
Le brouillard jaune qui frotte aux vitres son museau
A couleuvrÃĐ sa langue dans les recoins du soir,
A traÃŪnÃĐ sur les mares stagnantes des ÃĐgouts,
A laissÃĐ choir sur son ÃĐchine la suie qui choit des cheminÃĐes,
GlissÃĐ le long de la terrasse, bondi soudain,
Et voyant quâil faisait un tendre soir dâoctobre,
Sâest enroulÃĐ autour de la maison, puis endormi.
Et pour sÃŧr elle aura le temps,
La jaunÃĒtre fumÃĐe qui glisse au long des rues,
De se frotter lâÃĐchine aux vitres ;
Tu auras le temps, tu auras le temps
De te prÃĐparer un visage pour les visages de rencontre ;
Le temps de mettre à mort et de crÃĐer,
Le temps quâil faut pour les travaux et jours des mains
Qui soulÃĻvent, puis laissent retomber une question sur ton assiette :
Temps pour toi et temps pour moi,
Temps pour cent hÃĐsitations,
Pour cent visions et rÃĐvisions,
Avant de prendre une tasse de thÃĐ.
Dans la piÃĻce les femmes vont et viennent
En parlant des maÃŪtres de Sienne.
Et pour sÃŧr jâaurai bien le temps
De me demander: ÂŦ Oserai-je ? Âŧ et ÂŦ Oserai-je ? Âŧ
Le temps de me retourner et de descendre lâescalier
Avec une couronne chauve au sommet de ma tÊteâĶ
(Et lâon dira : ÂŦ Mais comme ses cheveux se font rares! Âŧ)
Ma jaquette, mon faux col montant avec fermetÃĐ jusquâau menton,
Ma cravate riche et modeste rehaussÃĐe dâune discrÃĻte ÃĐpingleâĶ
(ÂŦ Voyez comme ses bras et ses jambes sont grÊles ! Âŧ)
Oserai-je
DÃĐranger lâunivers ?
Une minute donne le temps
De dÃĐcisions et de repentirs quâune autre minute renverse.
Car je les ai connus, je les ai tous connus â
Jâai connu les soirÃĐes, les matins, les midis,
Jâai mesurÃĐ ma vie avec des cuillers à cafÃĐ;
Je sais les voix mourantes dans une mourante retombÃĐe
Sous la musique venue dâune piÃĻce lointaine
Comment, dÃĻs lors, me risquerais-je ?
Et jâai connu les yeux, je les ai tous connus â
Ceux qui vous rivent au moyen dâune formule
Et une fois mis en formule, une fois ÃĐtalÃĐ sur une ÃĐpingle,
Une fois ÃĐpinglÃĐ et me tordant au mur,
Comment, dÃĻs lors, commencerais-je
A cracher les mÃĐgots de mes jours et dÃĐtours ?
Comment, dÃĻs lors, me risquerais-je ?
Et jâai connu les bras dÃĐjà , oui, tous connusâĶ
Les bras cernÃĐs de bracelets et blancs et nus
(Mais sous la lampe duvetÃĐs de chÃĒtain clair !)
Est-ce un parfum de robe
Qui me fait ainsi divaguer ?
Les bras couchÃĐs sur une table, les bras qui enroulent un chÃĒle.
Devrais-je dÃĻs lors me risquer ?
Comment devrais-je commencer ?
Dirai-je : jâai passÃĐ Ã la brune par des rues ÃĐtroites,
Et jâai vu la fumÃĐe qui sâÃĐlÃĻve de la pipe
Des hommes solitaires penchÃĐs en bras de chemise à leur fenÊtre ?
Que nâai-je ÃĐtÃĐ deux pinces ruineuses
Trottinant par le fond des mers silencieuses.
LâaprÃĻs-midi, le soir dort si paisiblement !
LissÃĐ par de longs doigts,
AssoupiâĶ ÃĐpuisÃĐâĶ ou jouant le malade,
CouchÃĐ sur le plancher, prÃĻs de toi et de moi.
Devrais-je, aprÃĻs le thÃĐ, les gÃĒteaux et les glaces,
Avoir le nerf dâexacerber lâinstant jusquâà sa crise ?
Mais bien que jâai pleurÃĐ et jeÃŧnÃĐ, pleurÃĐ et priÃĐ,
Bien que jâai vu ma tÊte (qui commence à se dÃĐplumer) offerte sur un plat,
Je ne suis pas prophÃĻteâĶ et il nâimporte guÃĻre ;
Ma grandeur, jâen ai vu le moment vaciller,
Mais jâai vu lâÃĐternel Laquais tenir mon pardessus et ricaner,
En un mot jâai eu peur.
Aurait-ce ÃĐtÃĐ la peine, aprÃĻs tout,
AprÃĻs les tasses, le thÃĐ, la marmelade dâorange
Parmi les porcelaines et quelques mots de toi et moi,
Aurait-ce ÃĐtÃĐ la peine
De trancher bel et bien lâaffaire dâun sourire,
De triturer le monde pour en faire une boule,
De le rouler vers une question bouleversante,
De dire : ÂŦ Je suis Lazare et je reviens dâentre les morts,
Je reviens pour te dire tout, je te dirai tout Âŧ â
Si certaine, arrangeant un coussin sous sa tÊte,
Avait dit : ÂŦ Non, ce nâest pas ça du tout;
Ce nâest pas ça du tout que jâavais voulu dire. Âŧ
Aurait-ce ÃĐtÃĐ la peine, aprÃĻs tout,
Aurait-ce ÃĐtÃĐ la peine,
AprÃĻs les arriÃĻre-cours, les couchers du soleil et les rues quâon arrose,
AprÃĻs les tasses de thÃĐ et les romans, aprÃĻs les jupes qui traÃŪnent sur le plancher â
Et ceci et tant dâautres choses ?
Ah! comment exprimer ce que je voudrais dire ?
Mais comme si une lanterne magique projetait le motif des nerfs sur un ÃĐcran:
Aurait-ce ÃĐtÃĐ la peine si certaine,
Arrangeant un coussin ou rejetant un chÃĒle,
SâÃĐtait tournÃĐe vers la fenÊtre en dÃĐclarant:
ÂŦ Ce nâest pas ça du tout,
Ce nâest pas ça du tout que jâavais voulu dire. Âŧ
Le Prince Hamlet ? Non pas, je nâai jamais dÃŧ lâÊtre ;
Mais un seigneur de la suite, quelquâun
Qui peut servir à enfler un cortÃĻge
A dÃĐclencher une ou deux scÃĻnes, Ã conseiller
Le prince ; assurÃĐment un instrument commode,
DÃĐfÃĐrent, enchantÃĐ de se montrer utile,
Politique, mÃĐticuleux et circonspect ;
Hautement sentencieux, mais quelque peu obtus ;
Parfois, en vÃĐritÃĐ, presque grotesque â
Parfois, presque, le Fou.
Je vieillis, je vieillisâĶ
Je ferai au bas de mes pantalons un retroussis.
Partagerai-je mes cheveux sur la nuque ? Oserai-je manger une pÊche ?
Je vais mettre un pantalon blanc et me promener sur la plage.
Jâai, chacune à chacune, ouÃŊ chanter les sirÃĻnes.
Je ne crois guÃĻre quâelles chanteront pour moi.
Je les ai vues monter les vagues vers le large
Peignant les blancs cheveux des vagues rebroussÃĐes
Lorsque le vent brasse lâeau blanche et bitumeuse.
Nous nous sommes attardÃĐs aux chambres de la mer
PrÃĻs des filles de mer couronnÃĐes dâalgues brunes
Mais des voix dâhommes nous rÃĐveillent et nous noient.
Extrait de:
1947, PoÃĻmes 1910-1930, (Seuil)