La cité aux heures suspendues
S’élevait la vieille ville aux mille visages lents,
Où s’accrochaient au vent les murmures ancestraux,
Et où le temps, passant, s’y fondait paisiblement.
Un voyageur s’éveillait, aux pas de l’âme errante,
Son regard pénétrait les voûtes d’autrefois,
Car il portait en soi cette étrange errance :
Traquant dans le présent l’écho d’un vieux émoi.
Les ruelles s’entassaient, labyrinthes anciens,
Sous l’arche fatiguée des ponts d’un âge oublié,
Et leurs pavés usés, témoins du destin humain,
Semblaient conter sans fin l’histoire déployée.
« Quel spectre défié par le songe et la mémoire ? »
Murmu-rait-il doux, perdu en ce théâtre froid,
Où chaque pierre, chaque souffle, chaque miroir,
Gardait en secret l’ombre de ses lois.
Il avançait parmi la foule aux pas hâtifs,
Croisant les visages, mêlés d’un air ancien,
Une symphonie d’époques, convergeant massifs,
Où passé et présent s’embrassaient soudain.
Là, une échoppe aux lanternes de cire,
Où de vieux grimoires s’alignaient en rangées,
Tandis qu’une ombre, presque un soupir,
Feuilletait des pages d’âmes oubliées.
« Toi, voyageur errant, que cherches-tu en ces lieux ? »
S’enquit une voix, velours de temps suspendu.
Il répondit, la gorge nouée et les yeux brumeux :
« La clé des heures, ce fragile inconnu. »
Par des portails ondulant en reflets mouvants,
Il franchissait l’oubli, dénouait les liens tordus,
Voyageur du temps, des songes palpitants,
Marsouinant l’âme entre l’éther dissolu.
Dans la grand-place, au siècle balbutiant,
Une danse éclata, flammes et éclairs d’antan,
Et sur le pavé luisant, se croisaient les instants :
Le cri, le rire, les pleurs et le vent.
Il vit un enfant rire, une main tendue,
Puis ce même enfant plus vieux, contemplant l’horizon,
La quête immuable, jamais résolue :
Trouver son reflet guidé par une raison.
Le voyageur sut alors que la ville se jouait
De ses limites, de ses murs et de ses âges,
Et que chaque époque — fragile fleur fanée —
Ne faisait que s’effleurer en un même visage.
« N’es-tu que cette ombre, ou bien ce passage,
Celui qui recueille les instants suspendus ? »
Dans son cœur, la réponse jouait un doux orage,
Translation d’un mystère à jamais ardu.
Les voix du passé fredonnaient sans relâche
Une mélodie mêlée d’espoir et de crainte,
Tandis que l’instant présent, à l’orée de sa tâche,
Cherchait la lumière sous la cendre éteinte.
Le voyageur, entre deux âges suspendu,
Avançait, scrutant la toile du destin,
S’enfonçant dans l’oubli comme on perd une vue,
Troublé par le poids de ce temps incertain.
Au détour d’un pont, sous la voûte des songes,
Un vieil homme apparut, silhouette fantôme,
Ses yeux reflétaient mille tempêtes et mensonges,
Chargés des poussières d’un monde en somme.
« Toi qui fouilles les pierres et l’éclat des houles,
Que cherches-tu donc dans ce théâtre figé ? »
Répondit le voyageur, d’une voix qui roule :
« L’esprit vagabond d’un temps déchiré. »
L’homme sourit, et dans le souffle suspendu,
Contre le ciel piqué d’étoiles et d’ombres,
Il confia, d’un ton usé mais contenu :
« La mémoire est une mer où l’oubli succombe. »
Le voyageur, au ventre gonflé de questions,
Poursuivit le sentier des brumes et des ruelles,
Voguant dans la ville, vaste symphonie de saisons,
Tricotant des instants dans des songes cruels.
Sous une fresque écaillée, il s’arrêta, fasciné,
Un visage peint, mi-figue mi-raisin,
Miroir d’un passé à jamais incarné,
Ombre d’un homme bloqué dans un matin.
« Qui es-tu, âme figée dans le crépuscule ? »
Souffla-t-il, tendant la main au reflet brisé.
Mais la fresque répondit, par un silence ridicule :
« Je suis le temps lui-même, impossible à saisir. »
Alors la ville se mit à vibrer sans cause,
Les murs se gonflèrent d’histoires entrelacées,
Le présent danser avec l’ombre morose,
Et l’instant suivit la trace d’un passé.
Le voyageur, cœur pesant comme un orage,
Comprit que nul ne saurait dompter la mer,
Que la vie n’était qu’un fragile ouvrage,
Écrit en lettres d’or sur un tapis d’éther.
Dans la nuit qui s’ouvre aux promesses infinies,
Ses pas reprirent, échos légers de mémoire,
Il cherchait encore, porté par l’harmonie,
De cette cité aux heures suspendues, miroir.
Chaque fenêtre, chaque pierre, chaque souffle humain,
Chantait cette mélancolie douce et légère,
D’un monde où s’entrelacent sans fin
Les heures mouvantes d’une symphonie amère.
Ainsi le voyageur, marcheur entre deux âges,
S’effaçait doucement dans l’ombre du matin,
Laissant à la ville son éternel visage,
Fleurissant à jamais sur le fil incertain.
Et dans le silence, un souffle, une caresse,
Murmurait encore, au creux des ruelles écloses,
Que le temps est un fantôme en liesse,
Que nul le saisit, que nul ne le pose.
La cité, toujours, garde ses secrets anciens,
Dans l’attente muette que quelqu’un revienne,
Pour écrire à nouveau, sur ses murs sereins,
La symphonie sans fin de ses heures qui peinent.