L’Archipel des Oubliés
Une île se lève, spectre de sable et d’ambre,
Où les soleils défunts, en un morne décombre,
Accrochent leurs lambeaux aux branches du frêne ancien.
Là vient échouer, pèlerin sans croix ni livre,
Élias, l’artiste aux mains pleines de fièvre,
Dont les toiles, ailleurs, firent rire les pierres,
Et grincer les verrous des salons parisiens.
Son cœur, atlas froissé par les vents contraires,
Cherchait un continent où poser ses mystères,
Un miroir assez vaste pour y peindre l’éclair
Qui déchire la nuit des âmes solitaires.
L’île lui tendit l’aube en coupe de lumière :
« Entre, voyageur pâle, au jardin des chimères. »
***
Il crut d’abord cueillir l’encre des origines
Dans les fleurs de corail qu’offraient les marées brunes.
Ses pinceaux frémirent, ailes de papillon,
Sur la page du ciel où dansait la Fortune.
Mais chaque coup de vent, chaque murmure d’écume,
Effaçait lentement le nom des dieux déchus.
L’île, savante ogresse aux dentelles de brume,
Engloutissait les mots dans son sein verdoié.
« Peins-moi, disait la mer en roulant ses perles folles,
Les cités englouties où sommeillent les folies,
Les ponts de cristal qui relient les étoiles,
Et les pleurs des sirènes aux gorges ensevelies. »
Élias obéit, mais sous ses doigts habiles,
Les couleurs se changeaient en cendre et en exil.
***
Un matin, il trouva, près d’une source amère,
Une femme d’argent aux cheveux de lichen.
Ses yeux étaient pareils aux gouffres de la terre,
Où l’on voit s’enliser les soleils orphelins.
« Je suis Liora, dit-elle, ombre parmi les ombres,
Gardienne des seuils où se meurent les nombres.
Tu cherches un reflet plus vrai que le réel ?
Suis le chemin des lys noirs jusqu’au cœur du miroir. »
Il marcha, déchirant sa chair aux ronces d’obsidienne,
Tandis que l’île en lui dévidait sa pelote,
Effaçant un à un les souvenirs d’hier :
Le rire de sa mère, les cloches de la Seine,
L’atelier où brûlaient ses premières icônes…
Le passé devenait une eau trouble et lointaine.
***
Au septième crépuscule, il atteignit la grotte
Où tremblait, suspendu dans un halo d’ennui,
Le miroir promis — lac de mercure immobile
Dont la surface avalait les lueurs de la vie.
« Regarde, murmura Liora, voici ton royaume :
L’empire sans contour où tout désir se fond. »
Mais quand il plongea son regard dans l’abîme,
Ce ne fut pas son visage qui surgit des limbes,
Mais une foule d’étrangers aux traits diaphanes,
Artistes comme lui, couronnés de fusain,
Qui tendaient vers la lumière des mains incomplètes,
Et dont les bouches muettes épelaient son nom.
« Ils sont ce qui demeure quand s’éteint la mémoire,
Chuchota la vestale aux lèvres de corail.
L’île se nourrit des songes et des gloires,
Elle boit les couleurs, dévore les décrets.
Ton pinceau n’est plus qu’un roseau dans la brise,
Ta palette — un champ de ruines après l’hiver. »
***
Élias voulut fuir, mais les sables mouvants
Avaient déjà scellé ses pas dans leur prière.
L’île enlaçait son corps d’un linceul de vivant,
Injectant dans ses veines un nectar de lumière froide.
Il peignit alors, dans un ultime spasme,
La carte de son âme en lettres de sang bleu :
Des forêts où dansaient les ombres familières,
Un enfant qui crayonne des mondes sur le mur,
L’odeur du pain grillé dans un matin d’hiver,
Et cette mélodie que sa sœur chantait le soir…
Mais à mesure que croissait l’œuvre éphémère,
L’oubli montait en lui comme une marée noire.
***
Quand vint l’heure où la lune croisa le soleil,
Liora posa sur son front un baiser d’algues.
« Dors, cher sacrifié des métamorphoses,
Ton nom va s’effacer de la pierre des hommes.
Mais dans mon cœur sans fin, je garderai le reste :
Ce rouge qui dansait au fond de tes prunelles. »
L’artiste s’éteignit, feuille dans le simoun,
Tandis que l’île ouvrait ses bras d’ambre et d’argile
Pour absorber son souffle en un soupir profond.
Sur le sable, il ne resta qu’une tache d’ocre,
Une ombre de pinceau que le vent défit vite,
Et le reflet brisé d’un rêve trop sublime.
***
Maintenant, quand la lune argente les flots taciturnes,
On dit qu’une voix erre entre les cocotiers,
Cherchant en vain les syllabes de son identité perdue,
Tandis que dans les grottes, sous les stalactites claires,
Apparaissent des fresques que nul ne peut décrire —
Tourbillons de couleurs qui saignent dans le vide.
L’île, elle, persévère en son œuvre secrète,
Nourrissant ses coraux de l’éclat des génies,
Et tendant aux naïfs son piège de beauté :
Car toute quête ardente, à force de brûler,
Se consume elle-même et devient légende —
Écho sans origine, histoire sans visage.
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