Le Chant de l’Impossible Retour
Un jeune homme aux yeux brûlants marchait, seul entre tous.
Ses pas creusaient le sable en d’éphémères marques,
Tandis qu’au firmament rougissaient les monarques
Des astres éternels, indifférents et froids,
Sur ce moribond fier qui défiait leurs lois.
Poète au verbe altier, maudit par les étoiles,
Il traînait dans son sillon d’invisibles toiles,
Linceul de souvenirs aux reflets vagabonds,
Où dansaient les regrets en de funèbres bonds.
« Ô liberté ! » clamait-il d’une voix déchirée,
Tandis que l’infini, d’un souffle, lui riait.
« Où donc es-tu, chimère aux ailes de colombe,
Toi qui fis de mon âme un désert qui surplombe
Les espoirs engloutis sous les sables mouvants ?
Rends-moi ce temps béni où mes jours, triomphants,
Célébraient l’avenir en de sublimes odes !
Rends-moi l’azur perdu des matins qui dévorent
Le crépuscule amer des rêves envolés… »
Mais l’écho répondait, d’un râle ensablé :
« Poète ! À quoi bon tendre une oreille illusoire
Aux murmures éteints de ta gloire nocturne ?
Le passé n’est qu’un leurre où se meurt ton histoire,
Et la liberté vraie ne se conquiert qu’en urnes
Où l’on scelle à jamais les pleurs de l’horizon. »
L’homme, alors, se raidit comme un fauve en prison,
Ses ongles labourant la poussière incolore :
« Je foulerai pourtant les sentiers de l’aurore,
Dussé-je en expier chaque grain de malheur !
Mon sang séchera-t-il avant que la douleur
Ne m’offre un dernier chant plus pur que les offrandes ? »
Soudain, tel un mirage où les destins se tendent,
Une forme apparut dans le brasier du vent :
C’était une ombre frêle aux contours émouvants,
Visage de lumière enveloppé de voiles,
Qui lui tendit les mains comme on tend des étoiles.
« Mère… », balbutia-t-il, glacé par ce reflet,
Car c’était son enfance, en ce spectre parfait,
Qui surgissait des plis du néant implacable.
La vision parlait d’une voix ineffable :
« Mon enfant, pourquoi fuir ce que tu as aimé ?
Le bonheur n’est jamais qu’un instant parfumé
Qu’on respire une fois avant qu’il ne s’effrite.
Cherches-tu dans les cieux la source interdite
D’un amour qui t’abreuve à jamais sans tarir ?
Vois : chaque grain de sable est un futur martyr.
Ta liberté n’est pas au bout de ces orbites
Où tes yeux éblouis crèvent comme des orbres.
Reviens vers les ruisseaux de nos tendres hivers,
Où tes vers, innocents, chantaient l’ombre et les verts
Matins où le soleil baisait nos marguerites. »
Le poète, tremblant, sentit ses joues maudites
Ruisseler de pleurs lourds que buvait l’océan
D’un désert assoiffé de chagrin et de temps.
« Ô mère, si tu savais le poids des années mortes
Qui m’écrasent le cœur ! Je suis devenu l’hôte
D’un corps où la douleur a scellé son drapeau.
Je ne puis revenir au jardin du ruisseau
Où j’ai laissé, un soir, mon âme en sacrifice
À l’appel lointain d’un invisible supplice… »
L’apparition alors, telle une eau qui s’enfuit,
Se défit en soupirs dans la fournaise instable.
Le poète éperdu, sous les coups de l’oubli,
S’effondra, murmurant quelque prière vaine,
Tandis que le désert, ce grand sphinx impassible,
Enroulait dans ses flancs le secret indicible
De sa quête absurde et de son désespoir.
La nuit tomba, peuplant l’étendue d’un noir
Si dense qu’il semblait étouffer la pensée.
Mais lui, les yeux levés vers la voûte glacée,
Se mit à déclamer, d’un ton prophétique :
« Ô vous, astres jumeaux de mon destin stoïque,
Témoins de mes combats contre les cieux avares,
Apprenez que mon âme, en ses rets mortuaires,
Porte l’étendard vert des printemps révolus !
Je marcherai sans fin, et je ne peux plus
M’arrêter, car le sable est une mer sans rives
Où chaque pas en avant creuse les archives
D’un passé qui renaît en fantômes moqueurs.
Je suis le prisonnier de mes propres vainqueurs :
La mémoire, ce gouffre où chaque heure ressuscite,
Et l’espoir, ce miroir où l’avenir s’évite. »
Alors, comme répondant à ce cri insensé,
Un vent se leva, chargé d’un chant insaisissable,
Mêlant les voix des morts à celles du désert,
Et le sol se couvrit d’une étrange végétal
De lianes d’argent aux fleurs de nostalgie,
Qui enlaçaient ses pieds d’une douce magie.
« Viens », disaient ces plantes aux parfums de regret,
« Nous t’emmènerons vers les jardins secrets
Où dorment les amours que ton cœur a trahis. »
Tenté, le voyageur tendit ses doigts blêmis,
Mais soudain se souvint : ces lianes trompeuses
Étaient les mêmes mains, jadis enlaceuses,
Qui l’avaient conduit vers son exil amer.
« Arrière ! cria-t-il, fantômes de la mer
Où sombra mon navire aux voiles trop altières !
Je ne veux plus de vos douceurs meurtrières ! »
D’un geste furieux, il trancha les rameaux,
Et chaque fleur coupée exsuda un sang si beau
Qu’il inonda le sable en un flot de rubis.
Ce liquide brillant, tel un fleuve subi,
Traça devant ses yeux un chemin de lumière
Qui semblait conduire à quelque antique barrière.
« Serait-ce enfin », pensa-t-il, « le seuil du temps passé ? »
Il courut, éperdu, vers ce mirage enchanté,
Mais plus il avançait, plus la ligne reculait,
Telle une ombre moqueuse au rire triangulaire.
Ses forces cependant diminuaient, fragiles
Comme un feu de broussaille étouffé par les sables.
Il tomba. Dans sa chute, il vit défiler mille
Visages chers : amis perdus, douces évades,
Le rire d’une sœur morte en des jours meilleurs,
Les mains de son père, labourant la douleur
Des champs où s’enracine une enfance orpheline…
« Pardon », murmura-t-il à cette fresque ultime,
« Pardon d’avoir choisi les sentiers de la nuit
Plutôt que vos bras chauds où le bonheur meurtrit
Les âmes trop avides de conquérir les cimes.
Je comprends à présent que les déserts sublimes
Ne sont que le reflet de nos cœurs desséchés. »
Le vent emporta ces mots à jamais penchés
Vers l’abîme où se perd toute velléité vaine.
Ses yeux, lentement, se fermèrent sans haine,
Tandis que le désert, dans un ultime élan,
L’enveloppait entier de son linceul brûlant.
Quand vint l’aube, il n’était plus qu’une ombre légère,
Silhouette de cendre au bord d’une dune claire,
Où quelques vers scribes, tracés par le hasard,
Disaient : « Je fus libre en renonçant au regard
Des étoiles qui dansent sur le puits du possible.
Ma prison était vaste, mon âme indivisible :
Je meurs en souriant, car j’ai enfin compris
Que la seule liberté est dans l’écho impoli
De nos rêves brisés contre le mur du monde. »
Le soleil, à son tour, consuma cette onde
De poussière et de chair, sans laisser de témoin.
Seul persista, longtemps, un sanglot dans le loin,
Mêlé au chant plaintif des dunes éternelles,
Récitant à jamais cette histoire cruelle
D’un homme qui voulut, dans son orgueil immense,
Raviver les reflets d’une enfole défunte,
Et trouva dans la mort, sous les cieux implacables,
L’unique liberté des cœurs irréparables.
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