Le Chant des Abîmes
Un marin, fauve errant, luttait contre l’absence,
Ses mains, sel et sang mêlés, étreignaient le cordage,
Tandis que l’océan, tel un fauve en cage,
Déchirait sa carcasse et mordait son sillage.
Le vent, sinistre archer, sifflait sa médisance,
Et le navire en peine, éventré par les lames,
Craquait sous les assauts des vagues enflammées.
Depuis trois lunes, il fuyait, sans boussole ni rames,
L’horizon implacable où dansaient les fumées.
Soudain, dans le fracas des rafales funèbres,
Une ombre se dressa, spectre des anciens âges :
Colosses de granit, portiques fracassés,
Un temple englouti surgit des courroux sauvages,
Ses degrés submergés par les lourds coquillages.
Le marin, ébloui, crut voir en ces décombres
L’asile où reposer son âme en lambeaux,
Mais les dieux oubliés, gardiens de ces décombres,
Veillaient dans la noirceur des cryptes et des tombeaux.
Il posa son pied las sur les marbres tremblants,
Et l’écho de ses pas réveilla les silences.
Des fresques effacées par les siècles rongeurs
Murmuraient des récits de guerres et d’offenses,
Tandis que les piliers, géants condamnés,
S’efforçaient d’étouffer les plaintes de la mer.
Dans la nef éventrée où glissaient les méduses,
Il vit, sculpté dans l’or d’un autel délabré,
Un couple enlacé dont les regards confus
Semblaient mêler l’amour et la douleur du adieu.
Ses doigts touchèrent l’œuvre : un frisson le transperce,
Et soudain, le passé jaillit comme un torrent.
Il revit le port gris où, sous les averses,
Claire, son cœur vivant, pleurait son départ lent.
« Reviendras-tu, dit-elle, avant que les pervenches
Ne couronnent les bois de leurs clochettes blanches ? »
Il avait répondu, lèvres sèches de vent :
« Je franchirai les mers et leurs colères vaines,
Pour te rapporter l’aube et les épis mouvants.
Jusqu’au temple lointain où dorment les sirènes,
Je tracerai mon sillon dans l’écume et le sang. »
Mais l’infidèle azur changea de visage,
Les astres complices voilèrent leur clarté,
Et le destin, tissant sa toile d’esclavage,
Engloutit ses serments dans l’éternel été.
Maintenant, seul, hantant ces ruines humides,
Il sentit monter en lui la marée du remords.
Chaque vague en mourant sur les dalles liquides
Apportait les éclats de leurs bonheurs morts :
Le rire dans le sel des matins embaumés,
Les promesses au creux des nuits enlacées…
Soudain, un cri perça les voûtes aquatiques :
Claire, pâle fantôme aux cheveux d’algues verts,
Apparut, translucide, entre les piliers tors.
« Pourquoi as-tu brisé le fil de nos hivers ?
L’océan a chanté ta défaite suprême… »
Il voulut lui saisir la main, spectre de brume,
Mais l’ombre se défit en larmes de coral.
« Je suis la liberté que tu crus dans l’écume,
L’horizon qui toujours recule et fait mal.
Notre amour est ce temple où nul ne peut renaître,
Prisonnier entre ciel et l’abîme salé. »
Alors, le marin fou, emporté par son être,
Se jeta dans les flots qui l’avaient exilé.
Les courants enlacèrent ses membres engourdis,
Et le temple, témoin de cet ultime adieu,
Effaça lentement ses murs sous les débris,
Tandis qu’au loin, dans le port enseveli,
Claire, ignorante encor du funeste naufrage,
Cueillait des pervenches en guettant le rivage.
La mer, éternellement, répéta leur histoire,
Mêlant aux coquillages les noms des amants morts,
Et les matelots, frôlant ces lieux de mémoire,
Crurent entendre, un soir, monter des profondeurs
Un duo déchirant de regrets et de pleurs :
Lui, condamné à voguer parmi les épaves,
Elle, égrenant l’attente au bord des flots changeants,
Tandis qu’entre ciel et mer, le temple des entraves
Gardait l’amour enchaîné au cœur du néant.
Ainsi, ceux que sépare un choix irrevocable
Apprennent, trop tard, que la liberté
N’est qu’un mirage altier sur la mer implacable,
Et que les seuls liens qui sauvent de la nuit
Sont les doux prisonniers des regards enfouis,
Dans le temple sans nom où gît l’humanité.
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